Sur les traces de Jacques Casanova

À votre demande, je finis d’écrire en quelques pages le récit de ce voyage sur les traces de Jacques Casanova. Ce petit mémoire relate quelques-unes des péripéties les plus incisives de la fameuse aventure. Excusez l’écriture qui n’est pas celle d’un philosophe mais plutôt le sabir d’un vagabond ; le manque de génie et de talent est incomparable aux dons de guide audacieux âgé, versé dans un siècle littéraire et raffiné. Suivons seulement ce conseil : « Si tu n’as pas fait des choses dignes d’être écrites, écris au moins des choses dignes d’être lues. »


Le lecteur ne verra pas entre ces lignes les évènements concernant les buts de notre aventure, car nous risquerions de l’ennuyer par des répétitions un peu longues. Je peux lui montrer ici en quelques mots les objectifs, atteint ou non, de notre périple. Partis à la suite de ce philosophe particulier, grand témoin de son siècle, nous n’avions pris de lui que ses mémoires, grande œuvre que je ruminais inlassablement. Deux jeunes aventuriers, qui courent à travers l’Europe pendant un mois pour revivre les frasques de l’auteur du siècle des Lumières, l’auteur des mémoires de Casanova. Nous partions avec trois idées : du théâtre de rue itinérant, de la photographie participative et une recherche historique

Imaginez sur la Via Emilia, deux compagnons de route surgissent du dix-huitième siècle pour aider une demoiselle italienne à retrouver son logis. Ils escaladent un immeuble à l’aide d’un fouet sous les cris de la foule. Imaginez à Vienne, chez une Autrichienne connue, deux invités d’une autre époque se confondent parmi les modèles d’un défilé de mode et déambulent sous les projecteurs. Imaginez en Bohème, surgissant des montagnes deux personnages en cape et en jabot, venant en droite ligne de Hongrie pour improviser un spectacle baroque au milieu d’un concert punk. Un projet de théâtre de rue sur la vie d’aventuriers du siècle de Louis seizième, applaudi de Nice à Prague.

Nous prenions régulièrement une photographie sur un thème casanovien. Nous l’envoyions à Nice à une amie qui la mettait en page puis l’envoyait à un grand nombre de complices à travers la France et le monde : Nice, Marseille, Lyon, Nevers, Montreuil-sur-mer, Paris, Montréal, Buenos-Aires, Londres, Vienne... Eux imprimaient la photographie énigmatique et l’affichent dans leur quartier, chaque fois une nouvelle. Enfin, coupés de toute communication avec nous, ils prenaient en charge de cultiver localement à leur façon l’idée. Imaginez une intrusion de photographies anonymes dans une galerie d’exposition. Imaginez des images de réactions de passants. Imaginez une correspondance postale des affiches qui ont réussi à retourner sur le lieu de prise de la photo en Italie ou en Autriche.

Commandités par Pierre-Yves Beaurepaire, professeur dix-huitièmiste, et Helmut Watzlavick, rédacteur en chef de L’Intermédiaire des casanovistes, nous partons à la recherche de documents d’archives dans des bibliothèques de Bologne, Budapest, Vienne. Ils nous orientent lors de la préparation. Nous partons, ayant lu les mémoires, étudié des cartes anciennes, en suivant chemins et modes de déplacement de l’époque et nos lettres de recommandation. « L’homme qui veut s’instruire doit lire d’abord, et puis voyager pour rectifier ce qu’il a appris. »

Je ne me doutais pas alors qu’on me demanderait après cette odyssée un compte rendu dans le style de Casanova. Je m’y essaye aujourd’hui. Ce mémoire est un dû à tous ceux qui nous ont suivis et à qui je n’ai pas pu faire le récit de nos vicissitudes. Je l’écris avec plaisir, et j’essayerai, pour soulager le lecteur de mes maladresses, d’y mettre en marge quelques citations circonstancielles ou philosophiques des Mémoires de Casanova.


Toutes les citations sont tirées de Casanova (Jacques, Chevalier de Seingalt), Mémoires, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1960. 
T.I, p. 3
T.II, p. 478

Nice, dimanche 5 octobre

« Le seul système que j’ai eu, si toutefois c’en est un, fut celui de me laisser aller au gré du vent qui me poussait. Que de vicissitudes dans cette indépendance de méthode ! ». Nous sommes partis à deux sur les routes de Casanova. Convaincus de partir de Nice un lundi, nous avions gravi la veille le mont Chauve qui trône sur l’ancienne cité grecque en guise d’entraînement. En redescendant, une bonne amie accepta de poser de nuit dans le temple de Diane. Nous commencions nos expériences photographiques. Cette séance ne fut pas sans épreuves, mais féconde car notre costume qui arborait les armes léonines de Venise offrait un cadre propice aux départs casanoviens. L’aventure était inaugurée : marches, clichés, mise en scène, histoire… Nous pouvions partir.

T.I, p. 2

Nice, Monaco, Menton & Latte, lundi 6 octobre

 « Nice est le séjour de l’ennui, et les moucherons y ont le tourment des étrangers, car ces insectes les préfèrent aux habitants. » Nous étions donc décidés d’aller au plus vite et de prendre une voiture pour aller le plus loin possible en Italie. Établis au bord de la basse corniche, alors que je demandais des renseignements à une aimable boulangère, mon compagnon reconnut dans un véhicule sa voisine. C’est à elle que nous devons notre premier déplacement. Heureux de cette belle fortune, nous songions déjà à la rapidité de notre premier voyage. Or, plus nous nous approchions des confins du pays français, moins la chance semblait nous sourire. De petites lieues en petites lieues, nous atteignîmes péniblement la frontière italienne.

Menton est une ville à déconseiller à ceux qui partent voyager à la force du pouce. D’une manière générale, il est souvent difficile de passer les frontières usant de ce moyen de transport. Songez que nous étions deux jeunes hirsutes ténébreux et bien chargés. Cette rude équation invite les conducteurs, pas toujours téméraires, à réfléchir à deux fois. « Qui sont ces jeunes gens équivoques, peut-être des contrebandiers ; et nous les aiderions à passer à les douanes ? » Bref, tous nos efforts furent vains. Nous quittâmes cette ville et cette nation en bipèdes. Une belle nuit étoilée tombait sur la mer Méditerranée alors que nous passions la frontière italienne. Déjà satisfaits d’avoir pu changer d’État en si peu de temps, nous nous installâmes à l’orée d’une pinède pour prendre nos forces auprès du fils d’Hypnos.

T.II, p. 650

Latte, Vintimille, Parme puis Bologne, mardi 7 octobre

Le lendemain, après avoir admiré le panorama qu’Aurore nous étalait, notre estomac nous mît en jambe jusqu’au premier bourg où nous pûmes inaugurer un régime original, basé sur l’ingestion de produits laitiers et de yaourts aux fruits. Nous en avons essayé une grande variété à travers l’Europe.

Arrivés à Vintimille, nous allâmes à la rencontre d’amis, Claudio et sa fille Sara. Il nous accueillirent fort cordialement, nous donnant de leurs nouvelles et nous invitant à utiliser le chemin de fer pour nous rendre à Parme, notre première destination péninsulaire. Décidé à n’en faire qu’à notre tête, nous essayions encore notre moyen favori, avec le même succès. Découragés, nous retournons dîner chez Claudio. Sara est une jeune fille fort agréable qui étudie les sciences culinaires et qui nous régalait de ses fameuses pâtes. Nous avons eu l’honneur de lui en faire nos compliments. Finalement ralliés aux conseils avisés de cette famille nous décidons de nous rendre à l’embarcadère, après un dernier bain dans la mare nostrum. Mon compagnon de voyage était atteint d’une sorte de prurit qui lui donnait des démangeaisons sur tout le corps. Sa médecine empirique lui conseillait de prendre régulièrement des bains de mer. Il louait le sel, agissant sur sa peau comme un baume sacré. Je vous détaillerai plus tard les suites de cette maladie.

Nous étions informés de l’absence de Luca, notre ami parmesan, raison pour laquelle nous ne nous arrêtons que brièvement à Parme, ne nous laissant que le temps de dévorer une appétissante pizza. Et de partir sur le champ à Bologne. L’étincelle de notre périple semblait avoir du mal à s’enflammer, car le deuxième soir tombait sans que nous eussions pu avancer dans nos projets. Pour nous assommer davantage, le hasard avait écarté tous les étudiants de Bologne : la première ville universitaire au monde était déserte. Découvrant toutes les richesses de cette ville, nous déambulions, chargés que nous étions. Nous en vînmes à prendre le parti de dormir dans la rue. Pour ceux qui méconnaissent cette superbe cité, notez que les rues bolognaise sont toutes bordées de part et d’autre de rangées interminables d’arcades. Il n’y a pas un immeuble qui ne soit entouré d’un péristyle à l’italienne. Nous dormîmes dans la rue mais sous le toit séculaire des ogives. La nuit, bon nombre de pauvres, d’étudiants, de voyageurs et de noctambules n’hésitent pas à venir embrasser le sommeil sous ces arcades bienveillantes. Je feuilletais les pages de mon volume, c’est alors que des doutes me vinrent sur la véritable origine de mon camarade : « Il y a en Italie plus d’une ville où l’on peut se procurer tous les plaisirs sensuels que l’on trouve à Bologne ; mais on ne les obtient nulle part ni à si bon marché, ni si facilement, ni si librement. Outre cela, on y vit très bien, on s’y promène à l’ombre sous de belles arcades et on y trouve de l’esprit et de la science. Il est grand dommage que, par l’effet de l’air, ou de l’eau, ou du vin, car la chose n’est point sûre, on y contracte une légère gale, mais pour les Bolonais, loin que ce soit là un désagrément, c’est au contraire un avantage qu’ils paraissent affectionner : on s’y gratte. Les dames surtout, dans la saison du printemps, y remuent les doigts avec beaucoup de grâce. »



T.II, p. 812

Bologne et Ozzano, mercredi 8 octobre

Le lendemain au réveil, survînt une idée splendide et tout à fait singulière, car elle ne nous avait jamais traversé l’esprit, ni à mon ami, ni à moi. Cette idée ne peut se vanter d’être hors du commun ; la majorité des membres de l’humanité l’a tous les matins. Mais, jamais habitués par le goût du café, nous nous sommes déterminé à nous faire violence et à surmonter nos arrière-goûts pour comprendre cette coutume universelle dans un pays d’excellence. Aux portes de la ville, proche d’un parc ombragé où la foule s’affairait, nous prenons notre premier expresso. Nous en avons réitéré l’expérience trois fois par jours durant notre séjour en Italie, en donnant une préférence à celui qu’on nous a fait avec amour à Forli et dont j’aurais l’occasion de reparler. Cette journée assez riche nous laissait le temps d’étudier à nos missions dans les bibliothèques de Bologne, recherches parfois interrompues par de vieilles douairières Bolognaises fières de l’histoire de leur ville. À force d’user d’un amphigouri dérivé d’un bas latin artisanal, il devient possible de se faire comprendre en Italie. J’admirais particulièrement mon ami : « Malgré son ignorance de l’idiome national, il ne cessa de baragouiner avec assurance, ce qui faisait d’autant plus de plaisir que personne ne le comprenait. » On rencontre dans cette ville toute sorte de gens, dont beaucoup d’étudiants. Nous liâmes connaissance avec Carlotta dont l'originalité des binocles nous avaient intriguée, voire attirée. Stéphane l’invitait à venir participer à notre travail photographique. Le regard rempli d’intérêt, elle nous promit de venir. Les suites du matériel photographique donnèrent un avenir regrettable à cette affaire.

Après avoir bien étudié la ville, nous nous engageâmes sur la via Emilia. C'est une route parfaitement droite qu’employaient les légionnaires légataires pour aller de l’Adriatique à Milan. Elle traverse toutes les cités de la région éponyme. C’était en direction des thermes de Castel San Pietro que nous marchions, dans l’espoir de profiter des eaux de cette ville et de soigner le cuir mosaïque de mon ami. Si sa santé était en péril, je donnais sur la via Emilia les dernières preuves que la mienne était encore excellente, car par la suite, mes entrailles n’eurent de cesse de me tourmenter jusqu’en Hongrie. Les thermes ne se situaient qu’à quatre heures de marche, mais le sort fît que je ne les verrais peut-être jamais. C’est à mi-chemin entre Bologne et Castel San Pietro, dans la petite cité d’Ozzano dell’Emilia, que nous reçûmes une missive de notre ami parmesan. Il rentrait le lendemain dans ses pénates, et il nous pressait de venir l’y retrouver. Partis dans des discussions de bord de chemin sur cette nouvelle information, nos bons génies, qui pour l’instant ne nous avaient promis que l’air frais des rues et des forêts pour dormir, firent apparaître un drôle de passant qui bataillait gaiment avec son chien ; Francesco, c’est son nom, ramenait quelques litres de vin pour finir sa soirée. En voyant deux inconnus disputer le long de la route, il leur tendit sa bouteille avec son amitié. Heureux d’entendre le parler espagnol, la discussion s’éternise. Pris d’une véritable sympathie, le luron nous propose le gîte, nous présente sa mère Margarita, son chien de trente-cinq livres et son assiette de pâtes, qui, dit-on, est le pain quotidien des Italiens. Heureux d’accepter cet abri, nous nous efforçâmes de rendre honneur à ce brave jardinier en partageant notre repas et notre soirée dans ce foyer singulier. Nous partîmes le lendemain dans les larmes, et avec l’assurance de nous retrouver un jour en Andalousie, où il a prévu d’aller habiter.


T.II, p. 44

Ozzano, Parme, San Secondo et Fidenza, jeudi 9 octobre

« Le lecteur devine que la scène changea d’aspect et que le mot magique : « venez à Parme », fut une heureuse péripétie. ». Partis expressément pour la patrie de Verdi, nous retrouvons notre ami Luca. Il eut le temps de nous présenter sa magnifique cité qui alors fêtait il Correggio. Nous ne fûmes nulle part accueillit comme chez Luca. Nous l’avions rencontré jadis à Grenade, quelques années auparavant. Notre amitié nous avait alors astreint à vivre ensemble, Stéphane et Luca de droit, et moi, de fait. Je logeais dans un autre quartier, mais passait le plus clair de mon temps chez eux, ou en leur compagnie. Après nous avoir présenté à sa famille, nous soupâmes ensemble, il s’occupa de notre linge et nous offrit quelques confitures délicieuses, bien que source de grandes douleurs. Puis après nous être installé dans sa maison de campagne, à San Secondo, proche du fameux campanile de Don Camillo, nous prîmes la route pour Fidenza, la ville la plus occidentale de cette région.

Nous rejoignîmes sa belle cousine Maria, extasiée par le grand marché organisé dans les rues de Fidenza. Les fêtes patronales en Italie sont encore largement populaires. Il n’existe pas de quartier qui préfèrerait brûler avec leur gonfalon plutôt que d’oublier les honneurs de leur saint protecteur dans le vin et la bonne humeur. Nous partagions sa compagnie quand un cortège de quinze de ces amies apparut comme par enchantement. Après quelques jeux délicats de notre invention, elles nous demandèrent de leur écrire une chanson. Mon compagnon s’exécuta et nous amusa plus que de raison. Les traductions fusaient, et l’excitation atteignait son comble. Malgré l’enthousiasme de ce charmant consortium, la cousine de notre ami surpassait toutes ses camarades, tant par l’esprit développé que par la beauté simple de son visage, et les charmes qui s’en dégageaient. « Nous passâmes trois heures ensemble à nous tromper par mille folies délicieuses bien propres à nous enflammer, malgré les libations réciproques et réitérées que nous nous fîmes. »

Le matériel photographique était déjà en grande difficulté et nous ne pûmes le faire fonctionner jusqu’à Vienne. Toutefois, notre excursion commençait à prendre forme. Nous occupions nos matinées à la campagne à améliorer notre agilité au fouet. Notre activité théâtrale n’avait pas encore commencée, mais nous préparions assidûment quelques tours spectaculaires.


T.I, p. 554
T.II, p. 257

San Secondo, Parme & Fidenza, vendredi 10 8bre

Le vendredi, Luca nous fît visiter la faculté, et après avoir fait ce que nous y désirions, nous marchâmes jusqu’au centre de Parme, qui est à trois quarts d’heure de marche. Là, après avoir visité la ville et savouré les notes oniriques d’un accordéoniste d’exception, Luca vînt nous retrouver pour nous mener à la fête de son ami Tullo, lauréat. Il nous invitait tous dans une taverne d’assez bonne chaire. J’étais assis entre mon camarade et un ami homonyme de Luca que nous avions rencontré en d’autres pays, de bonne constitution, entreprenant et très aimable. Alors que mon compère discutait assez facilement, grâce à sa science des langues et son naturel communicatif, je pataugeais dans des jargons sans nom. S’exprimer en français est déjà pour moi une difficulté, alors imaginez-moi manipulant la langue de Dante ! À moins qu’elles ne parlassent français ou espagnol, seules les personnes attentives me prêtaient une oreille, car mon italien est encore plus lacunaire que mon allemand. Luca et la compagnie qui entourait cette belle tablée, aidés par le vin, engageaient des discussions, et peu à peu, permettaient patiemment que je m’exprimasse.

Après avoir soupé allègrement et gouté le bargnolo, liqueur parmesane, je conduisais en capitaine une partie de cette équipe jusqu’à Fidenza, dans un lieu mal fréquenté appelé Bo. L’ambiance latine y était assez folle. La danse animait tous les corps et l'on pouvait y rencontrer des créatures magnifiques ; c’est exactement ce qui occupa le reste de notre nuit, et j’eus la chance de pouvoir servir de cavalier à une frêle Polonaise dont les talents de danseuse en supposaient d’autres. « Il me paraissait impossible qu’après une danse pareille la danseuse pût rien refuser à son danseur, car le fandango doit porter dans tous les sens l’irritation de la volupté. Le plaisir que j’avais à voir cette bacchanale me faisait jeter des cris. ». Après mille extravagances, avant de rentrer, nous nous arrêtâmes en vain sur la place de San Secondo dans l’espoir de pouvoir discuter avec le fou du village. Il y a sur cette place une citerne remarquable et assez haute de la forme d’une girolle, qu’ils nomment en Italie Fongo ; Stéphane donna l’idée à Luca de transformer cet édifice public en un logement privé. Notre Parmesan a depuis lors rassemblé ses efforts d’ingénieur à accomplir cette une opération.


T.II, p. 622