Buda, mercredi 22 octobre

Le lendemain, mes yeux s’ouvrent sur une vision hors du commun. La tenancière vient secouer mon oreiller presque dévêtue. « Sa mise permettait de suivre toutes les lignes de son beau corps, et l’on s’arrêtait avec autant de plaisir sur l’élégance de sa taille que sur la beauté parfait de deux globes qui semblaient gémir d’être trop resserrés dans leur prison. » Quel pays ! Nous passons la journée à Buda à philosopher ensemble en arpentant les collines de la citadelle. À la bibliothèque de l’Alliance Française, nous plongeons dans l’étude pendant plus de six heures. Ce lieu est absolument féerique. Les baies vitrées permettent aux lecteurs, qui parfois lèvent le nez, d’observer le Danube drainant un flux de péniches et d’embarcations luxueuses. Sur l’autre rive, Pest scintille sous le soleil couchant. Le majestueux parlement trône comme le plus beau bâtiment jamais construit sur les quais de ce fleuve. Mon camarade part en avance pour découvrir la ville. Je le rejoins une fois mes recherches achevées.

Nous dînons dans notre gîte avant de rejoindre Mark. Ce bon vivant nous avait préparé une découverte de Pest by night. Rendez-vous Nagymezo utca : premier émerveillement de la soirée. Nous avions déjà observé durant la journée les grands immeubles de cette capitale, avec de grands portails, des patios gigantesques, un faste issu de l’empire austro-hongrois. Si ce style ne souffre pas l’entretien qu’on lui accorde à Prague, ce délabrement donne un charme fabuleux à cette ville, rescapée de justesse de la même colère céleste qui ravageait jadis Babylone et Gomorrhe. Le charme intense de ces édifices usés, il est aujourd’hui renouvelé. L’établissement dont je fais état remplissait ce palais immense et séculaire. Hall, patio, corniches, balcons, escaliers, étages, appartements, tout est occupé par les tables, les sièges, les comptoirs et la jeune société mouvementée. Nous explorons l’ensemble de la bâtisse travestie. Nous nous dirigeons ensuite vers un autre lieu tout aussi spacieux, mais d’un autre style : le rok tak ter, Hegedu Utca. Une des salles est aménagée comme un cabaret, un concert slave s’achève. Mark nous sert un verre de mauvais vin, et nous allons écouter dans une cave un musicien sombrement cacophonique. Nous passons ensuite dans un bistrot place Klauzal ter. Nous commandons un autre vin de mauvaise qualité n’égalant en rien les Tokays qui caractérisent tant la qualité hongroise. Toutefois, ce lieu semblait parfaitement approprié à la fin d’une agréable soirée car il regorgeait de ressources et de charmes. Nous aurons l’occasion de reparler de cette auberge. Nous prenons ensuite une becherovka dans un estaminet où, apparemment, notre ami magyar avait quelques antécédents inavouables. Nous trouvons encore un bar agréable Markus Emilia utca dans lequel nous retrouvons un ami de Mark. Nous abordons aussi une Hongroise francophone et avec qui nous discutons longtemps. Elle me demande si je suis prêtre ; « Non, Madame, je me suis senti beaucoup plus de penchant pour le culte de la créature que pour celui du créateur, et je n’ai pas cru ce métier-là convenable. » Le final de ce marathon marque le point d’orgue de cette soirée de découverte. Corvin Tetö est un monument dont les derniers étages et la terrasse sont dédiés à la musique et à la danse. La fatigue me terrassait. J’étais aussi furieux. Jusqu’à Vienne, l’espagnol nous suffisait ; dans les pays slaves et magyars, il n'en est plus question. L’allemand, le russe, l’anglais, voilà les langues véhiculaires qui détournent les idiomes locaux. Je ravalais ma rogne, me promettant d’être plus avenant à l’avenir, et plus courageux en littérature étrangère. Ce retour sur moi-même, entraîné par le bon exemple de mon linguiste favori, m’accordait plus de confiance et de témérité pour la suite. L’aube approchait. Nous attendions Mark au bas de Corvin Tetö. Nous rîmes beaucoup en comparant les héros hongrois représentés sur les billets aux idoles turques et grecques. Enfin, nous remercions, renouvelons vivement nos amitiés à Mark, dont l'ébriété faisait honneur à sa profession.


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2 commentaires:

  1. aaah, Pest! de mes peregrinations dans ces belles régions orientales, c'est bien elle qui me laisse le souvenir le plus vif! Casanova en son temps n'a certainement pas eu le plaisir de se recueillir devant les statues des héros du parc du Memento, mais je ne doute pas qu'il ai profité des plaisirs des bains Széchenyi, et de leurs eaux tantôt glaciales et tantôt bouillantes! par ailleurs, si d'aventure vos pas vous menent une nouvelle fois dans cette charmante capitale, faites étape dans cet hotel magique de la Maria utca, et cherchez le petit escalier dérobé du dernier étage ou les plus audacieux des voyageurs se sont parfois livrés a des jeux qui, racontés ici auraient fait le plaisir de vos lecteurs!

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  2. Détails très intéressants... on attend la suite

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