Forli, Venise, Trieste, Opicina, Ljubljana, le 13

Nous embarquâmes pour Trieste. Alors que je m’éveillais à Venise d’un somme un peu lourd, je vis dans notre voiture une inconnue d’une rarissime beauté : de longs cheveux bruns encadraient un visage si fin et si expressif que je croyais rêver encore. Elle descendit à l’approche de Venise avant que j’aie pu lui adresser ni mot ni pli. Ma difficulté à parler d’autres langues que le français et l’espagnol m’a fait grand défaut durant ce tour, mais mon ami m’encourageait toujours à oser, à entreprendre. Voilà qui m’a beaucoup aidé à outrepasser certaines lacunes, et a être plus confiant en anglais, en allemand, et même en italien. Nous avons appris quelques mots slaves et hongrois, dont je reparlerai plus tard. Par cette même méthode, dont le maître mot est l’audace, j’apprenais à traverser les frontières naturelles de la retenue, voire de la timidité. Les êtres humains n’en sont-ils pas toujours empreints ? Nos discussions prenaient de l’ampleur dans le véhicule et tous les passagers y allaient de bon cœur :
- La France est un pays où l’éducation, en dehors de toutes ces belles qualités, manque dans ses devoirs de développement social de l’enfant.
- Vous êtes des timides, des prudes et des renfermés, « trop de timidité n’est souvent que de la bêtise. » acquiesçait la nonna qui chiquait là une sorte herbe.
- Chez les sédentaires sévit parfois une solution de fortune à la timidité : la sécurité des relations humaines. Qui ne s’est jamais adouci dans un groupe d’amis ? Chacun s’y sent si bien que l’on a du mal à s’ouvrir à l’inconnu, reprenait le contrôleur qui passait par là.
- D’aucuns peuvent paraître très épanouis lorsque ils présentent les dehors de la maîtrise des relations sociales, de l’ouverture ou quand ils développent une science passable de l’élocution et de la rhétorique. Ce barbu saugrenu qui avait intégré la conversation.
- Les nomades, s’ils ne connaissent pas toujours les codes sociaux des pays qu’ils visitent, ont une autre expérience du contact humain, car, dans leurs moments de solitude, le besoin de relation les pousse à retrouver un certain nature, rétorquait mon compagnon sorti de son sommeil.
- Nomades et sédentaires ont deux modes de vie louables et difficiles. Voilà la sage conclusion de cette grand-mère. « J’étais présent à ce singulier dialogue, qui me fit beaucoup rire, et qui m’a fait rire tout à l’heure en l’écrivant. »

Trieste, ancien port des Habsbourg, fut longtemps pour Vienne ce que fut Nice pour Turin : l’ouverture maritime d’un grand État alpin. Que de comparaisons ridicules d'historiens ! L’empire des Savoie connut une gloire plus modeste que la couronne austro-hongroise trônait à Vienne, capitale d’un immense empire européen : Autriche, Carniole dite aussi Slovénie, en Italie le Tyrol, le Milanais et la Toscane, plusieurs parties de la Suisse, de l’Allemagne rhénane et de l’Alsace, Pays-Bas, Silésie et Galicie en Pologne, royaume de Bohème et Moravie, et royaume de Hongrie qui rassemblait Croatie, Serbie, Transylvanie, Slovaquie et Ruthénie d’Ukraine. Dès notre arrivée à Trieste, nous mettions un pied sur le territoire de ce colosse cosmopolite pour ne le quitter qu’en rentrant en France. Nous entrions dans une autre histoire. Trieste était le port de Vienne. Nous nous y arrêtâmes pour déguster notre dernier repas italien. Ici, Casanova attendit son retour à Venise après vingt ans d’exil ; il y resta de nombreux mois, sagement, à étudier : « Las de courir l’Europe je me suis déterminé à solliciter ma grâce auprès des inquisiteurs d’état vénitiens. Par cette raison je suis allé m’établir à Trieste, où deux ans après je l’ai obtenu. » Laissons là les errances historiennes, et revenons en à notre récit.

Nous prîmes une antiquité de tramway. Parti du centre ville, sa crémaillère nous entrainait vers le haut des collines, au village frontalier de Opicina. De là, après une petite marche, nous sollicitâmes la bonté des conducteurs : ce fut assez rapide, car un Croate cannois, nous prit jusqu’à Bratislava, petite ville de montagne, la capitale la plus sûre de toutes les capitales méditerranéennes. C’est ce que nous croyions alors.

Arrivé sur les bords de la Ljubjanica, notre voiturier nous servit un rafraîchissement avant de repartir pour Zagreb. Nous touchions pour la première fois à une région slave, et nous avions près de nous de belles qui nous enseignèrent quelques mots ; nous leur répondîmes par un hlava, remerciement qui leur fit beaucoup de plaisir. Nous fûmes ensuite surpris de contredire si rapidement le propos de notre conducteur. Sur le pont principal, une discussion entre deux jeunes filles dégénère. Très rapidement, c’est la foire d’empoigne. Leurs congénères s’en mêle. Les poissonnières s’en souviennent sans doute encore. L'un d'eux saisit les belliqueuses et les jette au sol avec une violence telle que le pont en a vibré. En discutant un peu, mon compagnon apprend qu’il y existe un lieu agréable et bien fréquenté, où l’on peut trouver de la compagnie, de la musique, à boire et peut-être à dormir. Après avoir dîner au bord de l’eau, au clair de lune, nous nous dirigeons vers Metelkova Ulica. Ce lupanar regorge d’animations, de concerts en tous genres autour d’une taverne et d’une quantité d’artistes. Nous avons la chance de trouver un groupe de Balkaniques qui parle l’espagnol. Tous viennent de Slovénie, de Croatie, d’Albanie. Après quelques verres de liqueurs locales échangés contre la liqueur du Bellet, nous nous réfugions dans un mirador pour dormir un peu.

T.II, p. 1076
T.III, p. 1020
T.III, p. 1041

1 commentaire:

  1. Ah le charme slave et ses mystères ! Comment ne pas y résister ^^

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