San Secondo, Parme, Forli. Le 11 octobre

Nous devions poursuivre notre voyage. Après avoir passé la journée avec notre ami, nous mangeâmes comme des princes, nous bûmes un dernier pot et nous inondâmes notre hôte de mille remerciements et de toutes nos larmes. La richesse de son accueil et de son amitié reste encore aujourd’hui inégalés.

Forli est située sur la via Emilia entre Bologne et Ancône. Nous y sommes arrivé au crépuscule. Pour surprendre notre ami andalous Jorge, grand amateur de théâtre, nous nous costumâmes sans retard. Nos vêtements étaient classiques, style Louis XV ; je portais une chemise à jabot, un costume complet assez modeste, ocre et noir, laissant apparaître de beaux bas clairs, et j’étais muni d’un fouet que je tenais armé dans mes gants bleus ; le second personnage endossait une chemise plus pauvre, et un costume gris plus simple. Nous avions tout deux une grande cape qui recouvrait nos corps et nos effets. Quand Jorge nous aperçut dans ce grand corridor souterrain vide et frais, quelle fût sa surprise ! Il n’avais de cesse de répéter : « ¡Que artistas! ¡Que artistas! ». Nous lui fîmes un grand plaisir en nous parant de la sorte. Il logeait fort loin de là, mais cet homme plein de ressources, qui vivait ici depuis seulement deux semaines, s’était déjà constitué une cour débordante de galants. « Tous ces jeunes Adonis étaient les mignons de ce prince aimable et magnifique, qui préférait l’amour Ganymède à l’amour Hébé. ». Il habitait alors avec Mario. Venu étudier les sciences économiques, le pauvre était la risée de la compagnie par les fatuités qu’il rendait à notre hôte. Timide, il ne paraissait jamais en public plus de cinq minutes et ne mangeait ni ne buvait que seul et enfermé. Or sa bienveillance l’empêchait de dormir tant que Jorge n’était pas rentré. Quand on connaît le rythme de vie de cet animal-là, on peut plaindre les insomnies de celui qui le veille. Les chandelles allumées, nous ne tardâmes guère à nous repaître de bonnes charcuteries espagnoles. Nous avions ramené de Nice une bouteille d’aqua ardiente qui régala beaucoup de nos gargotières, et ce jusqu’en Autriche. J’avais vendangé en septembre dans les vignes de Spizzo, sur les collines de Nice. J’ai pu répandre en grande pompe les divins effluves du Bellet sur toute l’Europe, jusqu’à surprendre des Slavons, réputés pour tout or la sobriété.

Après la toilette, nous nous dirigeâmes vers un grand parc de cuniculiculture situé à l’extrémité occidentale de Forli. Là, nous arborions nos costumes, entrant dans les tavernes, et troublant les aubergistes. Après notre baguenaude nocturne, nous devions retrouver des individus en ville. Soudain, une amie de Jorge vint crier au secours. La fille avec laquelle elle vivait s’était endormie. Elle avait laissé la clef dans la serrure de telle sorte qu’il était impossible à quiconque de l’ouvrir de l’extérieur. Elle avait tenté en vain de l’éveiller en hurlant sous sa fenêtre. En gentlemen, nous nous fîmes une joie de sourire au son de ses supplications et Stéphane de lui proposer nos services en lui expliquant notre méthode : « Ce qui me surprit très agréablement, c’est que ma folle Italienne l’écouta avec un air de complaisance et de dignité, et ne rit pas un seul instant, quoique toute cette comédie dût lui paraître bien risible. ». Arrivés sur les lieux, nous évaluâmes la situation. Comme l’enfermée dormait au premier étage, nous escaladâmes les étages de l’immeuble pour frapper à sa fenêtre et tenter de la réveiller par des coups aux vitres. Sourde pendant longtemps à tous nos mouvements, son sommeil se rompît à force de vrombissements. Elle finit par nous entendre, heureusement avant que tout le quartier n’appelât la maréchaussée. Nos capes démodées qui volaient sur les toits et l’heure indue de l’opération auraient pourtant pues conduire d’honnêtes croquants à avertir les autorités. Force est de croire qu’à Forli, ville d’enfance de Mussolini, la délation s’affaiblit. La belle avait enfin accès à son logis. Sa compagne ouvrit la fenêtre pour me laisser entrer. Les autres passèrent par la porte, et celle qui voulait tantôt dormir tôt nous invita à boire un café maison, sans doute le meilleur de nos vagabondages. Pendant la préparation, alors que les autres discutaient au salon, je m’étais constitué en serviteur de la propriétaire secourue. D’un esprit vif, vêtue avec le bon goût de son pays, de grandes jambes et un visage souriant, elle avait dans les yeux quelque chose qui intriguait, et qui commençait à m’intéresser. Des signes de connivence nous échauffaient réciproquement, et je garde de ce moment tendre un souvenir ému. « Y a-t-il moins de mal à dépasser la limite qu’à rester en deçà ? C’est une question sur laquelle je ne me permettrai jamais une décision. ». Dans ces contrées, le café n’attend pas ! Et l’on peut disparaître dans les ébats les plus sulfureux, l’horloge est précise et jamais la substance noire ne bout. Retournés auprès de notre société, nous invitons cet ange à jouer avec la frusta, ce lasso avec lequel nous faisions tant de spectacle. Que d’adresse ! Si ce n’est que Jorge, par mégarde, reçut un claquement en pleine figure. Pauvre ami. Quel malheur que notre appareil ne fonctionnât plus, la mignonne eut bien voulu se prêter à l’exercice de pose. Après ces vicissitudes ambiguës, nous nous résolûmes à nous retirer.


T.III, p. 856
T.II, p. 891
T.III, p. 1030

2 commentaires:

  1. Le vin de Bellet sait voyager ^^

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  2. ¡qué artistas, Vincent et Stephane, qué artistas! souvenirs de Forlì, maintenont de Las Palmas

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