Sur les traces de Jacques Casanova

À votre demande, je finis d’écrire en quelques pages le récit de ce voyage sur les traces de Jacques Casanova. Ce petit mémoire relate quelques-unes des péripéties les plus incisives de la fameuse aventure. Excusez l’écriture qui n’est pas celle d’un philosophe mais plutôt le sabir d’un vagabond ; le manque de génie et de talent est incomparable aux dons de guide audacieux âgé, versé dans un siècle littéraire et raffiné. Suivons seulement ce conseil : « Si tu n’as pas fait des choses dignes d’être écrites, écris au moins des choses dignes d’être lues. »


Le lecteur ne verra pas entre ces lignes les évènements concernant les buts de notre aventure, car nous risquerions de l’ennuyer par des répétitions un peu longues. Je peux lui montrer ici en quelques mots les objectifs, atteint ou non, de notre périple. Partis à la suite de ce philosophe particulier, grand témoin de son siècle, nous n’avions pris de lui que ses mémoires, grande œuvre que je ruminais inlassablement. Deux jeunes aventuriers, qui courent à travers l’Europe pendant un mois pour revivre les frasques de l’auteur du siècle des Lumières, l’auteur des mémoires de Casanova. Nous partions avec trois idées : du théâtre de rue itinérant, de la photographie participative et une recherche historique

Imaginez sur la Via Emilia, deux compagnons de route surgissent du dix-huitième siècle pour aider une demoiselle italienne à retrouver son logis. Ils escaladent un immeuble à l’aide d’un fouet sous les cris de la foule. Imaginez à Vienne, chez une Autrichienne connue, deux invités d’une autre époque se confondent parmi les modèles d’un défilé de mode et déambulent sous les projecteurs. Imaginez en Bohème, surgissant des montagnes deux personnages en cape et en jabot, venant en droite ligne de Hongrie pour improviser un spectacle baroque au milieu d’un concert punk. Un projet de théâtre de rue sur la vie d’aventuriers du siècle de Louis seizième, applaudi de Nice à Prague.

Nous prenions régulièrement une photographie sur un thème casanovien. Nous l’envoyions à Nice à une amie qui la mettait en page puis l’envoyait à un grand nombre de complices à travers la France et le monde : Nice, Marseille, Lyon, Nevers, Montreuil-sur-mer, Paris, Montréal, Buenos-Aires, Londres, Vienne... Eux imprimaient la photographie énigmatique et l’affichent dans leur quartier, chaque fois une nouvelle. Enfin, coupés de toute communication avec nous, ils prenaient en charge de cultiver localement à leur façon l’idée. Imaginez une intrusion de photographies anonymes dans une galerie d’exposition. Imaginez des images de réactions de passants. Imaginez une correspondance postale des affiches qui ont réussi à retourner sur le lieu de prise de la photo en Italie ou en Autriche.

Commandités par Pierre-Yves Beaurepaire, professeur dix-huitièmiste, et Helmut Watzlavick, rédacteur en chef de L’Intermédiaire des casanovistes, nous partons à la recherche de documents d’archives dans des bibliothèques de Bologne, Budapest, Vienne. Ils nous orientent lors de la préparation. Nous partons, ayant lu les mémoires, étudié des cartes anciennes, en suivant chemins et modes de déplacement de l’époque et nos lettres de recommandation. « L’homme qui veut s’instruire doit lire d’abord, et puis voyager pour rectifier ce qu’il a appris. »

Je ne me doutais pas alors qu’on me demanderait après cette odyssée un compte rendu dans le style de Casanova. Je m’y essaye aujourd’hui. Ce mémoire est un dû à tous ceux qui nous ont suivis et à qui je n’ai pas pu faire le récit de nos vicissitudes. Je l’écris avec plaisir, et j’essayerai, pour soulager le lecteur de mes maladresses, d’y mettre en marge quelques citations circonstancielles ou philosophiques des Mémoires de Casanova.


Toutes les citations sont tirées de Casanova (Jacques, Chevalier de Seingalt), Mémoires, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1960. 
T.I, p. 3
T.II, p. 478

Nice, dimanche 5 octobre

« Le seul système que j’ai eu, si toutefois c’en est un, fut celui de me laisser aller au gré du vent qui me poussait. Que de vicissitudes dans cette indépendance de méthode ! ». Nous sommes partis à deux sur les routes de Casanova. Convaincus de partir de Nice un lundi, nous avions gravi la veille le mont Chauve qui trône sur l’ancienne cité grecque en guise d’entraînement. En redescendant, une bonne amie accepta de poser de nuit dans le temple de Diane. Nous commencions nos expériences photographiques. Cette séance ne fut pas sans épreuves, mais féconde car notre costume qui arborait les armes léonines de Venise offrait un cadre propice aux départs casanoviens. L’aventure était inaugurée : marches, clichés, mise en scène, histoire… Nous pouvions partir.

T.I, p. 2

Nice, Monaco, Menton & Latte, lundi 6 octobre

 « Nice est le séjour de l’ennui, et les moucherons y ont le tourment des étrangers, car ces insectes les préfèrent aux habitants. » Nous étions donc décidés d’aller au plus vite et de prendre une voiture pour aller le plus loin possible en Italie. Établis au bord de la basse corniche, alors que je demandais des renseignements à une aimable boulangère, mon compagnon reconnut dans un véhicule sa voisine. C’est à elle que nous devons notre premier déplacement. Heureux de cette belle fortune, nous songions déjà à la rapidité de notre premier voyage. Or, plus nous nous approchions des confins du pays français, moins la chance semblait nous sourire. De petites lieues en petites lieues, nous atteignîmes péniblement la frontière italienne.

Menton est une ville à déconseiller à ceux qui partent voyager à la force du pouce. D’une manière générale, il est souvent difficile de passer les frontières usant de ce moyen de transport. Songez que nous étions deux jeunes hirsutes ténébreux et bien chargés. Cette rude équation invite les conducteurs, pas toujours téméraires, à réfléchir à deux fois. « Qui sont ces jeunes gens équivoques, peut-être des contrebandiers ; et nous les aiderions à passer à les douanes ? » Bref, tous nos efforts furent vains. Nous quittâmes cette ville et cette nation en bipèdes. Une belle nuit étoilée tombait sur la mer Méditerranée alors que nous passions la frontière italienne. Déjà satisfaits d’avoir pu changer d’État en si peu de temps, nous nous installâmes à l’orée d’une pinède pour prendre nos forces auprès du fils d’Hypnos.

T.II, p. 650

Latte, Vintimille, Parme puis Bologne, mardi 7 octobre

Le lendemain, après avoir admiré le panorama qu’Aurore nous étalait, notre estomac nous mît en jambe jusqu’au premier bourg où nous pûmes inaugurer un régime original, basé sur l’ingestion de produits laitiers et de yaourts aux fruits. Nous en avons essayé une grande variété à travers l’Europe.

Arrivés à Vintimille, nous allâmes à la rencontre d’amis, Claudio et sa fille Sara. Il nous accueillirent fort cordialement, nous donnant de leurs nouvelles et nous invitant à utiliser le chemin de fer pour nous rendre à Parme, notre première destination péninsulaire. Décidé à n’en faire qu’à notre tête, nous essayions encore notre moyen favori, avec le même succès. Découragés, nous retournons dîner chez Claudio. Sara est une jeune fille fort agréable qui étudie les sciences culinaires et qui nous régalait de ses fameuses pâtes. Nous avons eu l’honneur de lui en faire nos compliments. Finalement ralliés aux conseils avisés de cette famille nous décidons de nous rendre à l’embarcadère, après un dernier bain dans la mare nostrum. Mon compagnon de voyage était atteint d’une sorte de prurit qui lui donnait des démangeaisons sur tout le corps. Sa médecine empirique lui conseillait de prendre régulièrement des bains de mer. Il louait le sel, agissant sur sa peau comme un baume sacré. Je vous détaillerai plus tard les suites de cette maladie.

Nous étions informés de l’absence de Luca, notre ami parmesan, raison pour laquelle nous ne nous arrêtons que brièvement à Parme, ne nous laissant que le temps de dévorer une appétissante pizza. Et de partir sur le champ à Bologne. L’étincelle de notre périple semblait avoir du mal à s’enflammer, car le deuxième soir tombait sans que nous eussions pu avancer dans nos projets. Pour nous assommer davantage, le hasard avait écarté tous les étudiants de Bologne : la première ville universitaire au monde était déserte. Découvrant toutes les richesses de cette ville, nous déambulions, chargés que nous étions. Nous en vînmes à prendre le parti de dormir dans la rue. Pour ceux qui méconnaissent cette superbe cité, notez que les rues bolognaise sont toutes bordées de part et d’autre de rangées interminables d’arcades. Il n’y a pas un immeuble qui ne soit entouré d’un péristyle à l’italienne. Nous dormîmes dans la rue mais sous le toit séculaire des ogives. La nuit, bon nombre de pauvres, d’étudiants, de voyageurs et de noctambules n’hésitent pas à venir embrasser le sommeil sous ces arcades bienveillantes. Je feuilletais les pages de mon volume, c’est alors que des doutes me vinrent sur la véritable origine de mon camarade : « Il y a en Italie plus d’une ville où l’on peut se procurer tous les plaisirs sensuels que l’on trouve à Bologne ; mais on ne les obtient nulle part ni à si bon marché, ni si facilement, ni si librement. Outre cela, on y vit très bien, on s’y promène à l’ombre sous de belles arcades et on y trouve de l’esprit et de la science. Il est grand dommage que, par l’effet de l’air, ou de l’eau, ou du vin, car la chose n’est point sûre, on y contracte une légère gale, mais pour les Bolonais, loin que ce soit là un désagrément, c’est au contraire un avantage qu’ils paraissent affectionner : on s’y gratte. Les dames surtout, dans la saison du printemps, y remuent les doigts avec beaucoup de grâce. »



T.II, p. 812

Bologne et Ozzano, mercredi 8 octobre

Le lendemain au réveil, survînt une idée splendide et tout à fait singulière, car elle ne nous avait jamais traversé l’esprit, ni à mon ami, ni à moi. Cette idée ne peut se vanter d’être hors du commun ; la majorité des membres de l’humanité l’a tous les matins. Mais, jamais habitués par le goût du café, nous nous sommes déterminé à nous faire violence et à surmonter nos arrière-goûts pour comprendre cette coutume universelle dans un pays d’excellence. Aux portes de la ville, proche d’un parc ombragé où la foule s’affairait, nous prenons notre premier expresso. Nous en avons réitéré l’expérience trois fois par jours durant notre séjour en Italie, en donnant une préférence à celui qu’on nous a fait avec amour à Forli et dont j’aurais l’occasion de reparler. Cette journée assez riche nous laissait le temps d’étudier à nos missions dans les bibliothèques de Bologne, recherches parfois interrompues par de vieilles douairières Bolognaises fières de l’histoire de leur ville. À force d’user d’un amphigouri dérivé d’un bas latin artisanal, il devient possible de se faire comprendre en Italie. J’admirais particulièrement mon ami : « Malgré son ignorance de l’idiome national, il ne cessa de baragouiner avec assurance, ce qui faisait d’autant plus de plaisir que personne ne le comprenait. » On rencontre dans cette ville toute sorte de gens, dont beaucoup d’étudiants. Nous liâmes connaissance avec Carlotta dont l'originalité des binocles nous avaient intriguée, voire attirée. Stéphane l’invitait à venir participer à notre travail photographique. Le regard rempli d’intérêt, elle nous promit de venir. Les suites du matériel photographique donnèrent un avenir regrettable à cette affaire.

Après avoir bien étudié la ville, nous nous engageâmes sur la via Emilia. C'est une route parfaitement droite qu’employaient les légionnaires légataires pour aller de l’Adriatique à Milan. Elle traverse toutes les cités de la région éponyme. C’était en direction des thermes de Castel San Pietro que nous marchions, dans l’espoir de profiter des eaux de cette ville et de soigner le cuir mosaïque de mon ami. Si sa santé était en péril, je donnais sur la via Emilia les dernières preuves que la mienne était encore excellente, car par la suite, mes entrailles n’eurent de cesse de me tourmenter jusqu’en Hongrie. Les thermes ne se situaient qu’à quatre heures de marche, mais le sort fît que je ne les verrais peut-être jamais. C’est à mi-chemin entre Bologne et Castel San Pietro, dans la petite cité d’Ozzano dell’Emilia, que nous reçûmes une missive de notre ami parmesan. Il rentrait le lendemain dans ses pénates, et il nous pressait de venir l’y retrouver. Partis dans des discussions de bord de chemin sur cette nouvelle information, nos bons génies, qui pour l’instant ne nous avaient promis que l’air frais des rues et des forêts pour dormir, firent apparaître un drôle de passant qui bataillait gaiment avec son chien ; Francesco, c’est son nom, ramenait quelques litres de vin pour finir sa soirée. En voyant deux inconnus disputer le long de la route, il leur tendit sa bouteille avec son amitié. Heureux d’entendre le parler espagnol, la discussion s’éternise. Pris d’une véritable sympathie, le luron nous propose le gîte, nous présente sa mère Margarita, son chien de trente-cinq livres et son assiette de pâtes, qui, dit-on, est le pain quotidien des Italiens. Heureux d’accepter cet abri, nous nous efforçâmes de rendre honneur à ce brave jardinier en partageant notre repas et notre soirée dans ce foyer singulier. Nous partîmes le lendemain dans les larmes, et avec l’assurance de nous retrouver un jour en Andalousie, où il a prévu d’aller habiter.


T.II, p. 44

Ozzano, Parme, San Secondo et Fidenza, jeudi 9 octobre

« Le lecteur devine que la scène changea d’aspect et que le mot magique : « venez à Parme », fut une heureuse péripétie. ». Partis expressément pour la patrie de Verdi, nous retrouvons notre ami Luca. Il eut le temps de nous présenter sa magnifique cité qui alors fêtait il Correggio. Nous ne fûmes nulle part accueillit comme chez Luca. Nous l’avions rencontré jadis à Grenade, quelques années auparavant. Notre amitié nous avait alors astreint à vivre ensemble, Stéphane et Luca de droit, et moi, de fait. Je logeais dans un autre quartier, mais passait le plus clair de mon temps chez eux, ou en leur compagnie. Après nous avoir présenté à sa famille, nous soupâmes ensemble, il s’occupa de notre linge et nous offrit quelques confitures délicieuses, bien que source de grandes douleurs. Puis après nous être installé dans sa maison de campagne, à San Secondo, proche du fameux campanile de Don Camillo, nous prîmes la route pour Fidenza, la ville la plus occidentale de cette région.

Nous rejoignîmes sa belle cousine Maria, extasiée par le grand marché organisé dans les rues de Fidenza. Les fêtes patronales en Italie sont encore largement populaires. Il n’existe pas de quartier qui préfèrerait brûler avec leur gonfalon plutôt que d’oublier les honneurs de leur saint protecteur dans le vin et la bonne humeur. Nous partagions sa compagnie quand un cortège de quinze de ces amies apparut comme par enchantement. Après quelques jeux délicats de notre invention, elles nous demandèrent de leur écrire une chanson. Mon compagnon s’exécuta et nous amusa plus que de raison. Les traductions fusaient, et l’excitation atteignait son comble. Malgré l’enthousiasme de ce charmant consortium, la cousine de notre ami surpassait toutes ses camarades, tant par l’esprit développé que par la beauté simple de son visage, et les charmes qui s’en dégageaient. « Nous passâmes trois heures ensemble à nous tromper par mille folies délicieuses bien propres à nous enflammer, malgré les libations réciproques et réitérées que nous nous fîmes. »

Le matériel photographique était déjà en grande difficulté et nous ne pûmes le faire fonctionner jusqu’à Vienne. Toutefois, notre excursion commençait à prendre forme. Nous occupions nos matinées à la campagne à améliorer notre agilité au fouet. Notre activité théâtrale n’avait pas encore commencée, mais nous préparions assidûment quelques tours spectaculaires.


T.I, p. 554
T.II, p. 257

San Secondo, Parme & Fidenza, vendredi 10 8bre

Le vendredi, Luca nous fît visiter la faculté, et après avoir fait ce que nous y désirions, nous marchâmes jusqu’au centre de Parme, qui est à trois quarts d’heure de marche. Là, après avoir visité la ville et savouré les notes oniriques d’un accordéoniste d’exception, Luca vînt nous retrouver pour nous mener à la fête de son ami Tullo, lauréat. Il nous invitait tous dans une taverne d’assez bonne chaire. J’étais assis entre mon camarade et un ami homonyme de Luca que nous avions rencontré en d’autres pays, de bonne constitution, entreprenant et très aimable. Alors que mon compère discutait assez facilement, grâce à sa science des langues et son naturel communicatif, je pataugeais dans des jargons sans nom. S’exprimer en français est déjà pour moi une difficulté, alors imaginez-moi manipulant la langue de Dante ! À moins qu’elles ne parlassent français ou espagnol, seules les personnes attentives me prêtaient une oreille, car mon italien est encore plus lacunaire que mon allemand. Luca et la compagnie qui entourait cette belle tablée, aidés par le vin, engageaient des discussions, et peu à peu, permettaient patiemment que je m’exprimasse.

Après avoir soupé allègrement et gouté le bargnolo, liqueur parmesane, je conduisais en capitaine une partie de cette équipe jusqu’à Fidenza, dans un lieu mal fréquenté appelé Bo. L’ambiance latine y était assez folle. La danse animait tous les corps et l'on pouvait y rencontrer des créatures magnifiques ; c’est exactement ce qui occupa le reste de notre nuit, et j’eus la chance de pouvoir servir de cavalier à une frêle Polonaise dont les talents de danseuse en supposaient d’autres. « Il me paraissait impossible qu’après une danse pareille la danseuse pût rien refuser à son danseur, car le fandango doit porter dans tous les sens l’irritation de la volupté. Le plaisir que j’avais à voir cette bacchanale me faisait jeter des cris. ». Après mille extravagances, avant de rentrer, nous nous arrêtâmes en vain sur la place de San Secondo dans l’espoir de pouvoir discuter avec le fou du village. Il y a sur cette place une citerne remarquable et assez haute de la forme d’une girolle, qu’ils nomment en Italie Fongo ; Stéphane donna l’idée à Luca de transformer cet édifice public en un logement privé. Notre Parmesan a depuis lors rassemblé ses efforts d’ingénieur à accomplir cette une opération.


T.II, p. 622

San Secondo, Parme, Forli. Le 11 octobre

Nous devions poursuivre notre voyage. Après avoir passé la journée avec notre ami, nous mangeâmes comme des princes, nous bûmes un dernier pot et nous inondâmes notre hôte de mille remerciements et de toutes nos larmes. La richesse de son accueil et de son amitié reste encore aujourd’hui inégalés.

Forli est située sur la via Emilia entre Bologne et Ancône. Nous y sommes arrivé au crépuscule. Pour surprendre notre ami andalous Jorge, grand amateur de théâtre, nous nous costumâmes sans retard. Nos vêtements étaient classiques, style Louis XV ; je portais une chemise à jabot, un costume complet assez modeste, ocre et noir, laissant apparaître de beaux bas clairs, et j’étais muni d’un fouet que je tenais armé dans mes gants bleus ; le second personnage endossait une chemise plus pauvre, et un costume gris plus simple. Nous avions tout deux une grande cape qui recouvrait nos corps et nos effets. Quand Jorge nous aperçut dans ce grand corridor souterrain vide et frais, quelle fût sa surprise ! Il n’avais de cesse de répéter : « ¡Que artistas! ¡Que artistas! ». Nous lui fîmes un grand plaisir en nous parant de la sorte. Il logeait fort loin de là, mais cet homme plein de ressources, qui vivait ici depuis seulement deux semaines, s’était déjà constitué une cour débordante de galants. « Tous ces jeunes Adonis étaient les mignons de ce prince aimable et magnifique, qui préférait l’amour Ganymède à l’amour Hébé. ». Il habitait alors avec Mario. Venu étudier les sciences économiques, le pauvre était la risée de la compagnie par les fatuités qu’il rendait à notre hôte. Timide, il ne paraissait jamais en public plus de cinq minutes et ne mangeait ni ne buvait que seul et enfermé. Or sa bienveillance l’empêchait de dormir tant que Jorge n’était pas rentré. Quand on connaît le rythme de vie de cet animal-là, on peut plaindre les insomnies de celui qui le veille. Les chandelles allumées, nous ne tardâmes guère à nous repaître de bonnes charcuteries espagnoles. Nous avions ramené de Nice une bouteille d’aqua ardiente qui régala beaucoup de nos gargotières, et ce jusqu’en Autriche. J’avais vendangé en septembre dans les vignes de Spizzo, sur les collines de Nice. J’ai pu répandre en grande pompe les divins effluves du Bellet sur toute l’Europe, jusqu’à surprendre des Slavons, réputés pour tout or la sobriété.

Après la toilette, nous nous dirigeâmes vers un grand parc de cuniculiculture situé à l’extrémité occidentale de Forli. Là, nous arborions nos costumes, entrant dans les tavernes, et troublant les aubergistes. Après notre baguenaude nocturne, nous devions retrouver des individus en ville. Soudain, une amie de Jorge vint crier au secours. La fille avec laquelle elle vivait s’était endormie. Elle avait laissé la clef dans la serrure de telle sorte qu’il était impossible à quiconque de l’ouvrir de l’extérieur. Elle avait tenté en vain de l’éveiller en hurlant sous sa fenêtre. En gentlemen, nous nous fîmes une joie de sourire au son de ses supplications et Stéphane de lui proposer nos services en lui expliquant notre méthode : « Ce qui me surprit très agréablement, c’est que ma folle Italienne l’écouta avec un air de complaisance et de dignité, et ne rit pas un seul instant, quoique toute cette comédie dût lui paraître bien risible. ». Arrivés sur les lieux, nous évaluâmes la situation. Comme l’enfermée dormait au premier étage, nous escaladâmes les étages de l’immeuble pour frapper à sa fenêtre et tenter de la réveiller par des coups aux vitres. Sourde pendant longtemps à tous nos mouvements, son sommeil se rompît à force de vrombissements. Elle finit par nous entendre, heureusement avant que tout le quartier n’appelât la maréchaussée. Nos capes démodées qui volaient sur les toits et l’heure indue de l’opération auraient pourtant pues conduire d’honnêtes croquants à avertir les autorités. Force est de croire qu’à Forli, ville d’enfance de Mussolini, la délation s’affaiblit. La belle avait enfin accès à son logis. Sa compagne ouvrit la fenêtre pour me laisser entrer. Les autres passèrent par la porte, et celle qui voulait tantôt dormir tôt nous invita à boire un café maison, sans doute le meilleur de nos vagabondages. Pendant la préparation, alors que les autres discutaient au salon, je m’étais constitué en serviteur de la propriétaire secourue. D’un esprit vif, vêtue avec le bon goût de son pays, de grandes jambes et un visage souriant, elle avait dans les yeux quelque chose qui intriguait, et qui commençait à m’intéresser. Des signes de connivence nous échauffaient réciproquement, et je garde de ce moment tendre un souvenir ému. « Y a-t-il moins de mal à dépasser la limite qu’à rester en deçà ? C’est une question sur laquelle je ne me permettrai jamais une décision. ». Dans ces contrées, le café n’attend pas ! Et l’on peut disparaître dans les ébats les plus sulfureux, l’horloge est précise et jamais la substance noire ne bout. Retournés auprès de notre société, nous invitons cet ange à jouer avec la frusta, ce lasso avec lequel nous faisions tant de spectacle. Que d’adresse ! Si ce n’est que Jorge, par mégarde, reçut un claquement en pleine figure. Pauvre ami. Quel malheur que notre appareil ne fonctionnât plus, la mignonne eut bien voulu se prêter à l’exercice de pose. Après ces vicissitudes ambiguës, nous nous résolûmes à nous retirer.


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T.II, p. 891
T.III, p. 1030

Forli, dimanche 12 octobre

Le lendemain, nous visitâmes la ville. Sa place, bordée de grands poteaux ornés des aigles fascistes, est sans doute la plus vaste de tout le pays. Voilà ce qui nous surprit beaucoup. Le soir, nous rencontrâmes deux belles Espagnoles, qui, après nous avoir dévoilé leurs grâces s’en retournèrent à leurs maisons. La plus grande m’avait acquise à ses charmes, et nous pûmes échanger quelques indiscrétions qui nous assuraient de la réciprocité de nos inclinations. Mais le départ approchait, et nous les quittâmes à grands regrets. Déjà, nous partions et laissions cette région si accueillante. « Le vrai moyen de faire pleurer est de pleurer. » Notre ami Jorge nous laissa en sanglot. Il promettait de transformer cette ville tranquille en une Babel dionysiaque. Ma confiance en lui s’est toujours manifestée inébranlable.


T.III, p. 981

Forli, Venise, Trieste, Opicina, Ljubljana, le 13

Nous embarquâmes pour Trieste. Alors que je m’éveillais à Venise d’un somme un peu lourd, je vis dans notre voiture une inconnue d’une rarissime beauté : de longs cheveux bruns encadraient un visage si fin et si expressif que je croyais rêver encore. Elle descendit à l’approche de Venise avant que j’aie pu lui adresser ni mot ni pli. Ma difficulté à parler d’autres langues que le français et l’espagnol m’a fait grand défaut durant ce tour, mais mon ami m’encourageait toujours à oser, à entreprendre. Voilà qui m’a beaucoup aidé à outrepasser certaines lacunes, et a être plus confiant en anglais, en allemand, et même en italien. Nous avons appris quelques mots slaves et hongrois, dont je reparlerai plus tard. Par cette même méthode, dont le maître mot est l’audace, j’apprenais à traverser les frontières naturelles de la retenue, voire de la timidité. Les êtres humains n’en sont-ils pas toujours empreints ? Nos discussions prenaient de l’ampleur dans le véhicule et tous les passagers y allaient de bon cœur :
- La France est un pays où l’éducation, en dehors de toutes ces belles qualités, manque dans ses devoirs de développement social de l’enfant.
- Vous êtes des timides, des prudes et des renfermés, « trop de timidité n’est souvent que de la bêtise. » acquiesçait la nonna qui chiquait là une sorte herbe.
- Chez les sédentaires sévit parfois une solution de fortune à la timidité : la sécurité des relations humaines. Qui ne s’est jamais adouci dans un groupe d’amis ? Chacun s’y sent si bien que l’on a du mal à s’ouvrir à l’inconnu, reprenait le contrôleur qui passait par là.
- D’aucuns peuvent paraître très épanouis lorsque ils présentent les dehors de la maîtrise des relations sociales, de l’ouverture ou quand ils développent une science passable de l’élocution et de la rhétorique. Ce barbu saugrenu qui avait intégré la conversation.
- Les nomades, s’ils ne connaissent pas toujours les codes sociaux des pays qu’ils visitent, ont une autre expérience du contact humain, car, dans leurs moments de solitude, le besoin de relation les pousse à retrouver un certain nature, rétorquait mon compagnon sorti de son sommeil.
- Nomades et sédentaires ont deux modes de vie louables et difficiles. Voilà la sage conclusion de cette grand-mère. « J’étais présent à ce singulier dialogue, qui me fit beaucoup rire, et qui m’a fait rire tout à l’heure en l’écrivant. »

Trieste, ancien port des Habsbourg, fut longtemps pour Vienne ce que fut Nice pour Turin : l’ouverture maritime d’un grand État alpin. Que de comparaisons ridicules d'historiens ! L’empire des Savoie connut une gloire plus modeste que la couronne austro-hongroise trônait à Vienne, capitale d’un immense empire européen : Autriche, Carniole dite aussi Slovénie, en Italie le Tyrol, le Milanais et la Toscane, plusieurs parties de la Suisse, de l’Allemagne rhénane et de l’Alsace, Pays-Bas, Silésie et Galicie en Pologne, royaume de Bohème et Moravie, et royaume de Hongrie qui rassemblait Croatie, Serbie, Transylvanie, Slovaquie et Ruthénie d’Ukraine. Dès notre arrivée à Trieste, nous mettions un pied sur le territoire de ce colosse cosmopolite pour ne le quitter qu’en rentrant en France. Nous entrions dans une autre histoire. Trieste était le port de Vienne. Nous nous y arrêtâmes pour déguster notre dernier repas italien. Ici, Casanova attendit son retour à Venise après vingt ans d’exil ; il y resta de nombreux mois, sagement, à étudier : « Las de courir l’Europe je me suis déterminé à solliciter ma grâce auprès des inquisiteurs d’état vénitiens. Par cette raison je suis allé m’établir à Trieste, où deux ans après je l’ai obtenu. » Laissons là les errances historiennes, et revenons en à notre récit.

Nous prîmes une antiquité de tramway. Parti du centre ville, sa crémaillère nous entrainait vers le haut des collines, au village frontalier de Opicina. De là, après une petite marche, nous sollicitâmes la bonté des conducteurs : ce fut assez rapide, car un Croate cannois, nous prit jusqu’à Bratislava, petite ville de montagne, la capitale la plus sûre de toutes les capitales méditerranéennes. C’est ce que nous croyions alors.

Arrivé sur les bords de la Ljubjanica, notre voiturier nous servit un rafraîchissement avant de repartir pour Zagreb. Nous touchions pour la première fois à une région slave, et nous avions près de nous de belles qui nous enseignèrent quelques mots ; nous leur répondîmes par un hlava, remerciement qui leur fit beaucoup de plaisir. Nous fûmes ensuite surpris de contredire si rapidement le propos de notre conducteur. Sur le pont principal, une discussion entre deux jeunes filles dégénère. Très rapidement, c’est la foire d’empoigne. Leurs congénères s’en mêle. Les poissonnières s’en souviennent sans doute encore. L'un d'eux saisit les belliqueuses et les jette au sol avec une violence telle que le pont en a vibré. En discutant un peu, mon compagnon apprend qu’il y existe un lieu agréable et bien fréquenté, où l’on peut trouver de la compagnie, de la musique, à boire et peut-être à dormir. Après avoir dîner au bord de l’eau, au clair de lune, nous nous dirigeons vers Metelkova Ulica. Ce lupanar regorge d’animations, de concerts en tous genres autour d’une taverne et d’une quantité d’artistes. Nous avons la chance de trouver un groupe de Balkaniques qui parle l’espagnol. Tous viennent de Slovénie, de Croatie, d’Albanie. Après quelques verres de liqueurs locales échangés contre la liqueur du Bellet, nous nous réfugions dans un mirador pour dormir un peu.

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T.III, p. 1020
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Ljubljana, Maribor. mardi 14 octobre

Au petit matin, le froid s’était emparé de nos membres, et pour nous réchauffer, nous prîmes le chemin du château où nous dormîmes encore deux heures au soleil. Puis nous nous rendîmes rapidement aux confins de la capitale pour y faire un peu de stop. La fortune nous sourit jusqu’à Maribor, ville frontière sur la Drave. Nous pûmes voir le pays et écouter nos chauffeurs, mère de famille, homme d’affaire ou sociologue, tous intéressants et sympathiques. Comme nous voulions entrer en Autriche avant la nuit, nous dûmes continuer en car. La gare de Maribor est assez belle, mais nous dûmes patienter longtemps dans ce lieu dantesque avant que le car d’une drôle de compagnie bosniaque n’arrive et ne nous accepte à son bord. L’ambiance des confins est parfois très étrange, et l’humeur de cette ville, pour le peu que nous l’avons senti, nous apparut hasardeuse. Le contrôleur mesurait plus de deux mètres. Il devait peser un bon quintal. Il nous ordonna quelques consignes désagréables et assez fallacieuses, mais sa prestance contint nos suspicions, d’ailleurs infondées. « J’ai quitté volontairement l’ingrate patrie et je suis allé à Vienne. »

Pour quelques florins, nous y arrivâmes sans encombre. Nous empruntons quelques transports urbains tels que le U-bahn et le S-bahn. Arrivés à Erdberg, nous devions aller à Kliebergasse funf, chez nos amies Marlene et Julia, près de Südbahnhof. La prononciation du mot funf, cinq en allemand, fit beaucoup rire mon compagnon. Etant donné que nous l’avons rencontré de nombreuses fois à Vienne, il devint notre chiffre fétiche. Lorsque nous sonnions pour réveiller nos deux belles logeuses, minuit était déjà passé, notre voyage changeait encore de style. La semaine autrichienne que nous allions y passer ne ressemblait en rien avec ce que nous avions vécu jusque là.


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Vienne, nous nous réveillâmes un mercredi

Nous nous réveillâmes un mercredi. La maladie de mon ami touchait son comble : « Je trouvai un homme peu ragoûtant, car il était couvert d’une espèce de lèpre ; mais cela ne l’empêchait ni de bien manger, ni d’écrire, ni de faire parfaitement toutes les fonctions physiques et intellectuelles ; il causait bien et avec beaucoup de gaîté. » Quant à moi, j’étais aussi affaibli par la drille qui me suivait depuis l’Emilie ; nous profitâmes donc de ce premier jour pour reprendre des forces. Julia nous avait laissé sa chambre et dormait au salon. Leur logis était tout ce qu’il y avait de plus coquet. Elles l’avaient investit peu de temps auparavant. Les travaux d’installation avançaient. Proche du centre, l’arrondissement funf regorge de commerces en tout genre : un marché commun, un Turc qui vend du bon pain et un petit maraîcher. Marlene, soumise à un régime sévère, ne mange pas de condiment à base d’autre céréale que d’épeautre. Pauvre Carinthienne ! Vous ai-je raconté que nous avions prévu de passer par Villach, ville d’enfance de Marlene, à la frontalière italo-slovène. Notre route nous en avait écarté. Pour consolation, nous rencontrâmes ses parents venus lui rendre visite.

Prêts à faire une mixture qui régalerait notre hôtesse, mon lépreux entreprît un risotto, et m’envoya chercher des ingrédients très précis. Nous avions préparé quelques jeux, et par conséquent endossé nos vêtements d’époque. Quelle surprise pour le marchand turc qui me vit arriver costumé, avec à la main un verre de cristal rempli d’un vin autrichien délectable. Quand je lui demandais, avec mon allemand schismatique, s’il avait des raisins secs, le spectacle commençait dans sa boutique. Malgré l’heure tardive, le public ne manquait pas.

Nous attendions un invité autrichien et son épouse argentine. Mon ami se réjouissait à l’idée de feindre sur sa nationalité. Ce caméléon y parvint sans effort, et j’en ris encore aujourd’hui. Voyez que jusqu’à cette soirée, notre latin fut l’espagnol. Si nous l’avons encore utilisé avec Mark, que je vous présenterai plus loin,  nous concluions une période d’utilisation du castillan.

À Vienne, j’essayais vainement de parler allemand ; au-delà du Danube, c’est l’anglais qui nous sauvait. Nous n’avons pas eu la chance de partager autant avec Julia qu’avec Marlene, car elle travaillait intensément la semaine où nous nous sommes établis dans la capitale impériale. Ce soir-là, elle rentrait à cinq heures du matin pour repartir étudier à l’aube. Quelle santé !


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Vienne, jeudi 16 octobre

Le jeudi, nous visitions superficiellement la ville, puis l’université et la bibliothèque où nous avions des recherches à faire. Puis, de retour, nous préparâmes une soirée photographique originale. J'allais y jouer la muse. Une peinture m’interpelait dans la chambre de Julia. C’était un personnage nu, de dos, dont le buste était peint d’une telle manière qu’il était difficile de savoir si c’était un homme ou une femme. Mon esprit réussit à discerner une similitude entre sa morphologie et la mienne. De plus, la coupe de ses cheveux ressemblait à la mienne. Je prends la même pose… il n’en fallait pas plus pour que nos photographes, j’entends mon camarade et Marlene, ne dégainassent. C’est le jour où l’appareil ressuscita. S'il avait pu attendre quarante jour pour monter aux cieux  non, le soir même, le malheureux nous abandonnait. L’espoir nous a fait croire plusieurs jours encore en de nouveaux signes de vie. La séance, donc, avait commencée devant le tableau. Elle s’enhardit au fil des prises de vue, et changea notablement de ton. « Nous passâmes une nuit plus facile à deviner, à sentir, qu’à décrire, et nous fûmes également heureux de nos jouissances et de notre bonheur réciproque. » Nous rîmes toute la soirée, surtout lorsque Julia, l’auteur de la toile androgyne, nous avoua furibonde que le modèle original appartenait au beau sexe. Nous ne savions plus lequel, du tableau où de moi, transformait l’autre.



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Wien, freitag. Casanova

Nous dédiions au jour suivant la couleur du Danube, car le ciel arborait le même azur que le fleuve. « Je vivais à Vienne très tranquille, me portant bien, et méditant sans cesse mon voyage. » Guidés par Marlene, nous étions partis à la recherche d’un port. Nous souhaitions nous engager à bord d’un bateau pour descendre vers Budapest. Nous ne trouvâmes d’abord qu’un petit port de pêche et un chocolat chaud sur une berge du Alte Donau. Je retournerais volontiers à ces instants délicieux. Puis, nos recherches nous menèrent vers un quai plus fourni. La verve de mon compère nous fit rencontrer un Français, chef de bar sur les grands bateaux de tourisme. Ce Strasbourgeois prit nos noms pour les transmettre à ses confrères des embarcations voisines. Nous bâtissions des châteaux en Espagne. Il n’en fut rien. Nous continuions notre escale viennoise dans l’étude, le bonheur de l’amitié partagé et la bombance. La table est particulièrement appréciable en Autriche, et les grasses charcuteries nous  comblaient et rétablissaient à son faîte une brillante santé.

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Wien, samstag, den 18

Notre guide avait préparé une surprise pour le samedi matin : un détour au marché Naschmarkt, près de la Karlsplatz, un vide grenier sans pareil, une foire qui égale celles de Paris et de Londres ; c’était le bonheur de mon voyageur. J’y marchandais un monocle et Marlene achetait quelques fripes. Après un café, nous visitâmes la ville en détail, puis rejoignîmes sa camarade qui organisait une soirée. « Après la Cour, je rentrai dans ma chaise à porteur, et mes deux bipèdes me portèrent au square chez la dame Cornelis, où j’étais invité à diner. » Quel bonheur de danser après une semaine de convalescence ! Quel plaisir de renouveler nos farces aux Viennois ! Quelle joie de découvrir des lieux nocturnes où les jeunes Autrichiens se trémoussent sur des musiques rythmés ! Une soirée surprenante.



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Vienne, dimanche 19

Laissés sans nouvelles du marin d’eau douce, nous prenons le parti de quitter la ville lundi matin pour Presbourg, appelée en slavon Bratislava. Nous usâmes du temps qu’il restait pour jouir de la compagnie de nos hôtesses, pour visiter quelques quartiers insoupçonnés au sud de la capitale, et pour goûter au fameux Stürm. Ce mot désigne l’orage. C’est en réalité une sorte de Carthagène pétillante, produit de la vigne servi un mois après la vendange. Nous verrons au chapitre suivant en quoi il porte si justement son nom. « On prend souvent pour la vertu la sobriété dans un individu qui n’a aucun mérite d’être sobre. Vous pouvez trouver difficile ce qui me semble très facile, et vice versa. »



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Vienne, Bratislava, lundi 20 octobre

Le voyage fut assez court. Nous fîmes étape à mi-chemin entre les deux capitales où une demi-douzaine de ravissantes slovaques monta avec nous. Quelle surprise ! Toutes magnifiques et particulièrement grandes. Elles semblaient donner un avant-goût du pays vers lequel nous avions pris la route. D’autant plus qu’arrivé à destination, l’une de ces nymphe nous guidait avec la plus grande amabilité à travers les ruelles sordides de la capitale slave.

En état de grande surprise, nous allâmes trouver notre gîte, et après avoir payé à très bon marché la nuit, nous montâmes dans notre chambre. Là, un homme se divertissait seul sur son lit. L’ayant trouvé sympathique, nous l’invitâmes à partager notre dîner riche en fromages et en charcuteries autrichiennes. Pour nous témoigner son amitié, il nous fît partager le délicat marasquin qu’il serrait par devers lui. La Becherovka est une fine liqueur tchèque, filtrât d’herbes variées, à boire par petites lampées. Égayés par ce moment agréable, nous échangeâmes des propos amicaux et sincères. Mark, notre convive, nous apprit qu’il était Magyar, actuellement en poste à Barcelone. Le plaisir de pouvoir nous entretenir dans une langue que nous maîtrisons nous rendit plus loquaces. Véritable érudit de la boisson, fin savant de tout ce qui se produit et se vend dans le domaine des produits alcoolisés, artiste inné pour l’alchimie des cocktails, ce barman en imposait. La conversation s’orientait vers son pays natal, notre destination orientale, lorsqu’un étrange canadien vint se joindre à nous. Cet individu, plus sot que le premier, se mit à débiter une myriade de propos inopportuns qui déclenchèrent de grands rires et finirent par lier la complicité des trois premiers compagnons du dîner. Pour finir, nous nous résolûmes à répondre aux appels de la nuit, décidés à partir le lendemain.

En pleine nuit, une terrible douleur me tirait subitement de mon sommeil, bonheur que, d’ordinaire, je vis profondément. Je me relève d’un coup sur mon séant, les yeux exorbités, la sueur au front. Je cours accomplir les besoins tyranniques que mes entrailles m’ordonnent d'assouvir : « J’eus besoin d’aller faire un sacrifice à la Nymphe Cloacine. » Le terrible Stürm avait accomplit sa tourmente. Les délices de cet ordre dissimulent trop bien des suites immanquablement désastreuses.


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Bratislava & Pest, mardi 21 8bre, sur les traces de Casanova

Le lendemain matin, en buvant notre café avec Mark, nous ne pouvions nous lasser d’observer les merveilles que la nation slovaque montrait sans relâche. De ce bref voyage, nous n’avons trouvé de contrée aussi joliment peuplée que cette région slave du Danube. Toutes plus belles que beaux, à croquer, parfaitement formées, des sourires sublimes, une certaine noblesse, une grande amabilité… de quoi ravir tous les cœurs du monde. Suite à cette visite et rencontres dans la petite capitale si bien fréquentée, nous avons consulté dans les pays avoisinants les avis sur ce miracle. Toutes les personnes sondées confirmaient notre observation en criant « Vive les Slovaques ! ». La douceur de cette ville ne se trouve ni dans son climat, ni dans son architecture, mais bien dans les dehors de ses autochtones. Nous explorions le château, les beaux quartiers. Puis nous nous disposions à atteindre la Hongrie en tendant notre pouce. Mais plus qu’ailleurs, nous nous évertuions en vain ; pas la moindre salutation, pas le moindre arrêt. Finalement, nous allions essayer un dernier poste plus proche de la frontière quand nous découvrîmes une gare de trains singulière, reliquat de l’époque soviétique. La coursière nous décourageait définitivement. Ces régions si riches en frontières sont des barrières infranchissables pour les autostoppeurs. Sur les conseils de cette guichetière, nous rentrâmes au centre ville nous renseigner sur les bus et les trains. Les tarifs des trajets pour Pest nous subjuguèrent : moins de trois  deniers ! Nous avions encore deux heures avant le départ. Nous suivîmes alors une belle habitante qui nous mena sur la place Hviezdoslavov námestie. Dans une sorte de cave, nous pûmes arroser la gorge d'une liqueur du pays, manger de bon appétit et pour une faible dépense, un plat simple du pays, délicieusement aillé. Les superstitions bien connues sur de lugubres aristocrates des Carpates ont au moins ce détail de véridique : les habitants de la région usent savamment et abondamment des gousses d’ail. Je vous plains de tout cœur, ô braves vampires, qui par snobisme, par tradition ou par  sage précaution, refusez au régal de ces divins assaisonnements.

Quelle grande capitale que Pest. Nous dûmes prendre le train métropolitain pour nous rendre au centre. « Je dois communiquer à mes lecteurs, si jamais j’en ai, ce qui m’arriva de particulier ce jour-là. » Nous cherchons notre gîte, proche du Muséum. Un vieux garde-barrière nous renseigne sur la direction à prendre. Nous errons dans les venelles mal éclairées de cette capitale, il devait être minuit. Mon compagnon s’arrête subitement. Il tourne les talons et aborde un groupe d’étudiants. Il parle français. Je ne rêve pas. Il parle à quelqu’individu qu’il connaît. Dans cette ruelle de Budapest, un mardi soir,  nous rencontrons Stéphane, que mon ami avait connu à l’Université de Nice. Nous échangeons nos coordonnées. Il nous promet de prendre un verre ensemble avant notre départ. Encore une étonnante surprise ! Nous touchons notre destination. « Je m’y rendis, et d’un coup d’œil je pus m’apercevoir que j’étais traité sans façon en petit subalterne. » La gargotière ne se donne pas la peine de nous ouvrir la porte. Par précaution, nous avions noté d’autres adresses. Nous nous installons finalement près de la synagogue, immeuble avec grand patio, Doháni utca. Nous sommes enfin reçus par une hôtesse bienveillante.


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Buda, mercredi 22 octobre

Le lendemain, mes yeux s’ouvrent sur une vision hors du commun. La tenancière vient secouer mon oreiller presque dévêtue. « Sa mise permettait de suivre toutes les lignes de son beau corps, et l’on s’arrêtait avec autant de plaisir sur l’élégance de sa taille que sur la beauté parfait de deux globes qui semblaient gémir d’être trop resserrés dans leur prison. » Quel pays ! Nous passons la journée à Buda à philosopher ensemble en arpentant les collines de la citadelle. À la bibliothèque de l’Alliance Française, nous plongeons dans l’étude pendant plus de six heures. Ce lieu est absolument féerique. Les baies vitrées permettent aux lecteurs, qui parfois lèvent le nez, d’observer le Danube drainant un flux de péniches et d’embarcations luxueuses. Sur l’autre rive, Pest scintille sous le soleil couchant. Le majestueux parlement trône comme le plus beau bâtiment jamais construit sur les quais de ce fleuve. Mon camarade part en avance pour découvrir la ville. Je le rejoins une fois mes recherches achevées.

Nous dînons dans notre gîte avant de rejoindre Mark. Ce bon vivant nous avait préparé une découverte de Pest by night. Rendez-vous Nagymezo utca : premier émerveillement de la soirée. Nous avions déjà observé durant la journée les grands immeubles de cette capitale, avec de grands portails, des patios gigantesques, un faste issu de l’empire austro-hongrois. Si ce style ne souffre pas l’entretien qu’on lui accorde à Prague, ce délabrement donne un charme fabuleux à cette ville, rescapée de justesse de la même colère céleste qui ravageait jadis Babylone et Gomorrhe. Le charme intense de ces édifices usés, il est aujourd’hui renouvelé. L’établissement dont je fais état remplissait ce palais immense et séculaire. Hall, patio, corniches, balcons, escaliers, étages, appartements, tout est occupé par les tables, les sièges, les comptoirs et la jeune société mouvementée. Nous explorons l’ensemble de la bâtisse travestie. Nous nous dirigeons ensuite vers un autre lieu tout aussi spacieux, mais d’un autre style : le rok tak ter, Hegedu Utca. Une des salles est aménagée comme un cabaret, un concert slave s’achève. Mark nous sert un verre de mauvais vin, et nous allons écouter dans une cave un musicien sombrement cacophonique. Nous passons ensuite dans un bistrot place Klauzal ter. Nous commandons un autre vin de mauvaise qualité n’égalant en rien les Tokays qui caractérisent tant la qualité hongroise. Toutefois, ce lieu semblait parfaitement approprié à la fin d’une agréable soirée car il regorgeait de ressources et de charmes. Nous aurons l’occasion de reparler de cette auberge. Nous prenons ensuite une becherovka dans un estaminet où, apparemment, notre ami magyar avait quelques antécédents inavouables. Nous trouvons encore un bar agréable Markus Emilia utca dans lequel nous retrouvons un ami de Mark. Nous abordons aussi une Hongroise francophone et avec qui nous discutons longtemps. Elle me demande si je suis prêtre ; « Non, Madame, je me suis senti beaucoup plus de penchant pour le culte de la créature que pour celui du créateur, et je n’ai pas cru ce métier-là convenable. » Le final de ce marathon marque le point d’orgue de cette soirée de découverte. Corvin Tetö est un monument dont les derniers étages et la terrasse sont dédiés à la musique et à la danse. La fatigue me terrassait. J’étais aussi furieux. Jusqu’à Vienne, l’espagnol nous suffisait ; dans les pays slaves et magyars, il n'en est plus question. L’allemand, le russe, l’anglais, voilà les langues véhiculaires qui détournent les idiomes locaux. Je ravalais ma rogne, me promettant d’être plus avenant à l’avenir, et plus courageux en littérature étrangère. Ce retour sur moi-même, entraîné par le bon exemple de mon linguiste favori, m’accordait plus de confiance et de témérité pour la suite. L’aube approchait. Nous attendions Mark au bas de Corvin Tetö. Nous rîmes beaucoup en comparant les héros hongrois représentés sur les billets aux idoles turques et grecques. Enfin, nous remercions, renouvelons vivement nos amitiés à Mark, dont l'ébriété faisait honneur à sa profession.


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Budapest, jeudi 23 8bre

Nous dormîmes tout le jour. Le 23 octobre est une fête nationale en Hongrie. Depuis quelques années, les manifestants toujours plus nombreux y présentent leurs revendications au gouvernement. Nombre de groupuscules, simples patriotes, partisans, mais aussi quelques nationalistes et néo-nazis, se regroupent pour faire la fête ou la révolution. L’année précédente, les insurgés avaient substitué un char d’assaut, et ils l’avaient tourné contre le parlement. Quel peuple ! Contre la réserve à laquelle on nous invitait, notre curiosité nous empêcha de rester paisiblement au chaud. Nous voulions découvrir les quartiers autour de le l’île Margitsziget.

Nous dînions chez un Turc. À la fin du repas, nous vîmes l’ambiance changer à l’extérieur. La maréchaussée et les soldats travaillaient dur pour retenir les manifestants. En sortant, nous nous rendîmes compte de l’ampleur du mouvement. Les hélicoptères tournaient sur la ville. Des lumières venues du ciel tournoyaient sur nos têtes. Proches de la gare Nyugati, nous dûmes attendre un long temps car la police avait bloqué les avenues pleines d’une foule innombrable. « L’homme est un animal qui ne peut être endoctriné que pas sa propre expérience, ce qui ne s’acquiert d’ordinaire qu’en se heurtant et se froissant douloureusement au milieu de ce qu’on appelle la vie. Cette loi fait que le monde existera toujours dans le désordre et l’ignorance ; car les doctes y sont dans une proportion infiniment minime. » Nous devions passer à notre repaire avant de ressortir. Quel étonnement de voir alors les rues vides. Nous ne rencontrions plus que quelques cloches, deux loubavitchs, et trois nazis qui tournaient encore. « Je vis une douzaine de bigotes surannées faire la grimace. » Enfin, nous partons nous perdre au fond d'un lupanar. Ce cloaque grouillait de Français. Une charmante serveuse sympathisait avec mon acolyte, et un vieux lusitanophile nous conseillait sur nos visites : la rue Raday utca, n'y manquez pas ! Nous verrons demain la suite de cette affaire.


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Budapest, le vendredi de l'accélération

Nous allions le lendemain à Raday utca, et nous en fûmes assez déçus. Non loin de là se trouve le grand marché couvert Vámház Körút où nous avions deux courses à faire. Nos discussions passionnées nous emmenèrent à travers toute la ville. Nous passâmes par la longue avenue Andràssy ut pour arriver au parc Varosliget où l’on trouve le château avec le fameux Anonymus. Nous passâmes quelques instants aux thermes pour soigner nos peaux. La nuit s’annonçait longue car nous ne voulions pas dormir. Nous avions calculé que pour être au concert de Rémi le lendemain soir, nous devions prendre le bus à six heures du matin à Budapest. 

Après avoir mangé sur l’île Margitsziget, nous souhaitions retrouver le camarade niçois, rencontré le premier soir de notre séjour hongrois.  Nous le trouvons dans une taverne du même genre que celle où Mark nous avait invité. Stéphane sirotait avec des amis. Après nous avoir avoué sa détresse pour parler hongrois après deux ans passés dans ce pays, il me tint des propos corruptifs très étranges. Il partit sans trop de retard avec sa compagnie. Nous rencontrons non loin de là un miséreux Hongrois. Sabbath « comte de Tött, frère du baron qui manqua sa fortune au sérail, et que j’avais rencontré à La Haye, fut mon introducteur. » Il avait rencontré à Budapest beaucoup de personnages de ce monde, tels que Steven Spielberg et en avait obtenu des autogrammes, comme il le disait gaiement. Quel miracle ! Nous eûmes avec ce brave homme une discussion en hongrois de près d’un quart d’heure, rue Nagymezo. Il était minuit passé, nous recommencions notre tournée de l’avant-veille, sans trouver l’ambiance aussi engageante. Passant devant l’auberge Klauzal ter, nous reconnaissons une serveuse avenante que nous avions rencontré. Nous allons prendre un verre de unicum, liqueur hongroise onctueuse. La serveuse parlait un peu italien, sa consœur Judith était tout aussi joyeuse, et le serveur nous enseignait quelques mots de hongrois. C’était l’heure de la fin du service, tous étaient emplis de bonne humeur : le personnel dansait et liguait avec les habitués… Nous continuons notre chemin en leur promettant de les retrouver plus tard. Nous retournâmes au troquet de la veille où nous savions que nous reverrions les quatre américains qui dormaient avec nous. Cette société se composait de deux précieuses amies canadiennes qui s’aimaient sans réserve et dévoilaient leurs jolis charmes, une new-yorkaise expansive et un californien un peu niais. Nous discutons avec eux et avec la belle serveuse, dont, je vous ai déjà parlé je crois. À la fermeture, nous nous retrouvons tous, avec le personnel du bar de la Klauzal ter au jazz club, Dob utca. « Je passai devant une guinguette, et voyant du monde entrer et sortir, je fus curieux de voir ce qu’était ces sortes d’endroits. Grand Dieu ! c’était une orgie ténébreuse dans une espèce de cave, véritable cloaque du vice et de la plus dégoûtante débauche. Le son rauque et discordant de deux ou trois instruments qui formaient l’orchestre portaient à l’âme une sorte de tristesse répugnante qui contribuait à rendre cet antre terrible. Ajoutez à cela une fumée épaisse d’un mauvais tabac et l’odeur suffocante d’ail et de bière qui sortait de toutes les bouches ; un ramassis de matelots et d’hommes de la plus basse classe, une foule de femmes perdues de débauche, et vous aurez l’esquisse du tableau le plus avilissant qui puisse blesser les regards d’un mortel. » Emportés dans cette folie, Judith est ma cavalière. Dans la danse, nous échangeons mille fougueuses tendresses. Au milieu de ces mouvements voluptueux, elle m’interrogeait sur mes projets. Hélas, je m’en vais bientôt. « En prononçant ces mots, je collai ma bouche sur la sienne et je sentis un baiser s’échapper comme involontairement de ses lèvres. Ce baiser pénétra dans toutes mes veines ; je me sentis égaré et je vis que, si je ne voulais pas courir le risque de perdre toute sa confiance, je devais me hâter de fuir. » Nous fûmes contraints de brusquer notre départ, car un véhicule nous attendait, et nous ne pouvions faire autrement que de filer. Une course effrénée commençait alors.

Nous quittons ce saint-frusquin, arrivons au gîte, endossons nos effets. Mon ami embrasse la gardienne. Nous courrons. Nous sautons dans le premier métro. Nous négocions nos places pour le bus de Vienne. Le bus était plein... Nous attendons, espérons, rechignons, conspirons... Au dernier moment, un désistement de deux personnes nous sauve, ouf !


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Budapest, Vienne, Brno, Usti nad Orlici, samedi 25

Nous sympathisons dans le bus avec une hongroise germanophile. À Vienne, nous nous procurons cavalièrement un billet de train à la Südbahnhof. La caissière émue nous délivre un certificat étrange. Nous reprenons un sac chez Marlene et Julia. Tout sourire, nous leur offrons un peu de Stürm. Nous courrons, sautons dans le train pour Brünn, capitale de la Moravie appelée Brno en Tchèque. Nous mangeons un peu. À la gare de Brno, nous nous apercevons d’une supercherie. Nous avions demandé un billet à Vienne, mais la guichetière de Südbahnhof s’était trompée dans son étourderie. Elle ne nous avait vendu que les deux tiers du voyage : il nous manquait la liaison Brno-Ceska Trebova. La moutarde monte au nez. Dans l’urgence, nous sautons malgré tout dans le train pour Usti, notre destination finale. Un contrôleur bourru, n’entendant rien d’autre que le son des couronnes tchèques nous somme de payer la différence que n’a jamais voulu nous encaisser la Viennoise. Un voisin de wagon, bien aimable, nous traduit tout. Nous n’avons évidemment aucune monnaie du pays, étant partis le matin même de Budapest, et ayant pris nos billets en urgence en Autriche. Pour couper court aux discussions, ce jeune Jan, magnanime, nous fait cadeau de la différence. Je lui répondais ainsi : « J’aurais, en effet, mon digne marquis, refusé la somme en question ; mais je l’accepte de vous comme un témoignage de votre amitié. Cette action met à nu votre belle âme, et un refus de ma part serait un orgueil mal placé, puisque je ne suis pas riche. » Nous le remercions du fond du cœur en lui promettant de l’inviter lorsque nous le retrouverons à Prague. Je garde encore cette dette et je doute fort la tenir un jour. Mon compère était encore à discuter avec ce garçon quand nous arrivons à la gare d’Usti nad Orlici. Le train ne s’arrêtant que quelques instants, je le presse de me suivre dans le couloir pour sortir. Les usagers étaient déjà montés. Je dois braver impoliment trois gros papas. Je les percute avec mon sac énorme dans ce couloir si étroit du wagon en train de repartir. J’entraîne à ma suite mon galeux. Je force l’issue fermée. Je vois encore un bout de quai. Je saute. Je prends l’ami par la main. Il saute aussi. Quel spectacle ! Nous disparaissons rapidement car le train s’était arrêté et toute la foule de la gare nous observait ébahie. Nous revêtons nos costumes au bord de l’Orlici. Nous voilà arrivés à bon port.

Nous étions au bord de cette rivière dont les eaux montent vers la mer baltique quand Rémi vint nous trouver. Il fut d’abord surprit de nos accoutrements, mais après lui avoir présenté mon coéquipier, nous nous embrassâmes dans la joie des retrouvailles. Il se fit un plaisir à nous présenter auprès de son groupe de musique, notamment Petre le bassiste, auprès de l’être qu’il chérissait et qu’il chérit sans doute encore, et auprès de Petra la superbe. Quand nous entrâmes dans la chambre de Petra, elle était avec sa sœur au milieu de la pièce. « Toute les deux endormies sur le dos, toutes les deux jolies et animées par des roses qui souvent brillent sur les joues d’une jeune fille ou d’un jeune garçon que quand il dort. La couverture laissait voir les poitrines des deux tendrons. » Ces créatures sereines vinrent nous saluer avec le sourire, un peu étonnées de notre apparence. Cette scène, aussi banale qu’elle puisse paraître, me bouleversa. Le regard complice et ébahi de mon ami me signifia nous partagions le même sentiment. Cette brillante compagnie nous laissa le soin de faire notre toilette avant de nous rendre sur les lieux du concert.

Arrivés dans la salle, nous prîmes un rafraichissement avant de sympathiser avec tous les amis de Rémi. Il me présentait comme son bratr et j’étais fier de cette appellation fraternelle qui témoignait de son amitié et de sa confiance. Pour répondre à l’excitation de Petre, nous entreprîmes à tour de rôle quelques exercices de fouet au milieu du bar, découpant avec la corde quelques billets tenus dans la main de l’autre. Les claquements de fouets du spectacle que nous leur avions concocté entraînaient les claquements de mains de notre public tchèque. Nous ne pûmes nous empêcher de rire et d’entretenir la gaîté de notre entourage quand nous apprîmes à dire fouet en tchèque. Nous savions sa traduction dans beaucoup de langues du fait de notre activité vagabonde : latigo en espagnol, frusta en italien, peitsche en allemand, whip en anglais, ostor en hongrois… et en tchèque : biš prononcé bitch. Les sous-entendus, bien entendu, fusaient. Par bonheur, l’heure du concert avait sonné. Le lecteur imaginera la scène, avec les deux aventuriers en costume Louis XV qui entraînent une foule de punks à danser menuets et pogos.

Le concert de Pitocha ouvrait la soirée. C’est le groupe dont Rémi était la star. Comme lui-même le dit très bien : « Je ne suis pas chanteur. Mais je chante ! ». Ce ne sont pas ses talents lyriques qui le font monter sur scène et qui lui assurent sa gloire, mais bien plus sa fougue, son talent extraordinaire charismatique, sa manière de soulever son auditoire. J’aime quand ces génies font de la musique, ils y sont moins redoutables qu’en politique. Quel artiste, dirait Jorge ! Il chante en français, en tchèque, en anglais. Il travaille des styles variés : ragga, hard, disco et… comptines qu’il aménage à sa sauce. L’assistance danse, chante avec lui les airs étonnants. Il joue avec eux. Connaissez vous le fameux refrain bourguignon :

Buvons un coup ma serpette est partie mais le manche, mais le manche...
Buvons un coup ma serpette est partie, mais le manche est revenu.
Bavaz a ca ma sarpat a parta, ma la macha, ma la macha...
Bavaz a ca ma sarpat a parta, ma la mach a ravana.
Buvuz u cu mu surput u purtu, mu lu muchu, mu lu muchu...
Buvuz u cu mu surput u purtu, mu lu much u ruvunu.
&c.

La deuxième star du groupe, c’est Petra qui chante, fait les chœurs, joue du violon et des percussions. Elle inonde la foule d’une aura particulière, et sa voix transcende l’atmosphère. Ensuite, l’équipe est particulièrement bonne, avec Petre à la basse, un très bon batteur, un didgeridoo, une guitare, et deux danseuses. Tous sont costumés, bigarrés et regorgent de gags délirants qui transportent la foule. Un moment superbe, plein de créations et d’idées très riches. Nous fûmes très touchés des dédicaces que nous lançait Rémi pendant ce beau concert.

Cette soirée-là, Linda, un être qui avait longtemps rempli Rémi de bonheur, était-là. Je l’avais déjà rencontré dans un chalet alpin quelques années auparavant. Elle vint me saluer très amicalement, s’entretenir de ma santé et de mes affaires courantes. Je ne l’ai plus revue depuis. Une fine équipe m’abordait encore pour jouer au baby-foot. L’une d’elle, aussi vive qu’extravagante, vint m’apprendre quelques mots inconvenants dans sa langue natale. Le seul dont je me souvienne encore est cunda. La convenance m’ordonne de laisser au lecteur curieux le soin de chercher la traduction de ce petit substantif. Je dansais ensuite avec Petra et sa sœur. Puis, au cœur de la meute, je trouvais Rémi et Horda, plus hardis dans leurs mouvements. Nous avions pris le soin de nous changer entre temps. Heureuse prévoyance, car je fus aspergé des boissons. Enfin, je fis la rencontre d’Eva, sans doute la seule Tchèque d’Usti parlant français. Cette belle étudiante de Prague venait rendre visite à son aïeule. De taille moyenne, cette brune était légère et souriante. Après avoir badiné toute la soirée, elle nous suivit dans un dernier caboulot « M’étant approché pour lui souhaiter le bonsoir, elle m’embrassa avec tant de reconnaissance que je sentis que l’heure du berger avait sonné pour moi. Lecteur, je vous ferai grâce du reste. Je fus heureux et je pus m’assurer que son bonheur ne le cédait pas au mien. » Mon ami y prit un chocolat, à la grande surprise de Rémi. Chacun évalue à sa manière les frontières entre les convenances et l’extravagance. Mais, l’extravagance est une chaîne plus difficile à tenir que la chaîne des convenances, car on la traîne souvent seul. Heureusement pour les originaux, dont peut-être certains d’entre vous faites partie, la vie sourit dès que vous trouvez une personne pour vous accompagner dans vos excentricités. Eva nous suivit jusque dans le lit que Rémi m’avait laissé. « Nous passâmes trois heures ensemble à nous tromper par mille folies délicieuses bien propres à nous enflammer, malgré les libations réciproques et réitérées que nous nous fîmes. » C’est ainsi, dans tant de douceur, que se terminait dimanche à l’aube une journée qui avait commencée un vendredi matin en Hongrie. La vie vous réserve des journées si intenses que le soleil se couche et se lève plusieurs fois sur notre planète avant que vous n’ayez pu caresser votre oreiller.


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Usti nad Orlici, cette viande était succulente


Le réveil se fit attendre, mais Rémi nous préparait un petit voyage vers les confins de la Tchéquie. Après avoir essayé l’accordéon de Petra, nous la saluons pour nous rendre vers le chalet de Horda. « Ami du célibat par système, il était galant avec toutes les jolies femmes et grand protecteur de tous les libertins. » Il paraît que tous les Tchèques ont un chalet où ils se rendent pour les saisons froides. Le 28 octobre est une fête nationale en Bohème. Nous y trouvâmes donc une amicale compagnie qui jouissait paisiblement du pont. Nous avions décidé de préparer des crêpes pour régaler nos hôtes. Palacinka, voilà un mot qui les réjouissait. À chaque retournement, tous criaient réjouis « Palacinka ! Palacinka ! ». Ils en mangèrent tous une grande quantité et nous en fûmes content. Pendant ce voyage, j’assistais en humble marmiton, mon cuisinier assidu et talentueux. Cependant j’ai la manie des crêpes, la science du dosage, et l’art de les faire sauter. Alors que je me vantais de régaler nos convives, l’un d’eux s’évertuait à discuter avec moi dans un jargon assez comique, ce qui faisait rire la compagnie. Entrant dans son jeu, il me prit de m’intéresser à ce jeune homme. Nous discutâmes sur de nombreux sujets dans cet anglais dont les nombreuses écorchures auraient transpercé Shakespeare de toutes parts. Ce débat alimentait la gaîté de tous ses amis. Cette pièce, dont le second acte eut lieu le jour suivant, avait pour point d’orgue le moment où il me présenta un bocal de saucisses savoureuses. Son discours mal dompté lui fit dire qu’il s’agissait de sa mère. Cette viande était succulente.


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Zamberk, Pasviny lundi 27

Le lendemain, nous retrouvâmes Petra à Zamberk sur son lieu de travail. Rémi y avait jadis travaillé. Il était heureux de pouvoir retrouver ses enfants qui semblaient très attachés à lui. Nous pûmes découvrir le bâtiment restauré et les boudoirs de Petra. Elle nous proposait ses accessoires et ses fauteuils qui nous inspirèrent beaucoup de douceurs. Nous emportâmes quelques instruments pour en profiter lors de la soirée. Puis nous rentrâmes au chalet en passant par Usti. Nous passâmes la soirée à jouer de la musique, à amuser la compagnie de nos amis Rémi et Petra, ainsi que de mon jeune novice en anglais qui continuait le jeu de la veille, mais en préparant un doux goulache. Cette manière de cuisiner la viande dans une sorte de soupe est une pratique très répandue en Europe centrale. Ce jeune homme le cuisinait à merveille, et je l’en félicitais. Cependant, il n’était pas écrit que tout se terminerait sur une note aussi succulente : l'un de ses compères acheva la pièce en vidant d’un trait un bocal de jus de cornichons. Un dernier coup comique qui déclencha les applaudissements finaux et les rires. 

Nous sortîmes alors tout ce qu’il fallait pour donner un petit concert à la joyeuse société de ce chalet. Nous avions improvisé quelques airs sur la route que nous reprîmes en présence de ce public. Quelle joyeuse soirée ! Nous nous liions de plus en plus avec Petra car, la langue, madame, peu nous importe ; nous réussissions à communiquer par la musique, attentifs aux mouvements, aux regards, aux gestes… L’expérience de son service auprès des malades lui permettait de surmonter notre mutuel handicap linguistique. Nous commencions à établir une relation privilégiée avec cette aimable personne. Pour ma part, « je brûlais pour cette charmante fille, mais son penchant pour les sciences et la littérature aurait-il suffi pour me rendre amoureux d’elle, si préalablement je n’avais été ébloui par ses charmes ? C’est fort douteux. »


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Pastviny, Usti nad Orlici, 28 8bre, sous les capes, la gaité

Au réveil, nous nous promenâmes tous les quatre au bord du lac de Pastviny. À la vue de quelques bateaux amarrés non loin de là, l’idée nous vînt de profiter de l’onde en naviguant. Après avoir convaincu tout le monde, engagés sur le ponton, nous sautons sur l’embarcation, nous larguons les amarres, et nous voilà au large. Nous autres en charge des manœuvres, Rémi et Petra profitaient des sièges à la proue pour se reposer et engager des conversations passionnantes. Le bonheur fut complet quand une autre chaloupe vint troubler le calme platonique de cette petite mer. Les matelots étaient amis de mon frère. Après discussion, ils soulagèrent les consciences en nous assurant qu’il n’y avait pas de mal à emprunter les petits gréements pendant cette morte saison.

Rémi nous avait convié à une petite séance d’enseignement de la langue française avec de jeunes Tchèques. Arrivés à destination, il nous présente ses trois élèves du jour. Après les présentations d’usage, nous engageâmes des controverses variées et assez drôles, notamment sur les relations familiales de Rémi avec moi. Puis, ce fût l’heure de la dictée où les élèves jouaient aussi bien leurs rôles que moi celui de l’enseignant à jabot. Sous les capes, la gaité : nous n’en finissions plus de rire.

Nous soupâmes dans l’intimité, très attentifs aux renseignements que Petra nous donnait sur sa nouvelle conversion. « Comme je savais qu’elle n’était ni fausse ni hypocrite, je vis bien que la dévotion la dominait ; mais je savais à quoi m’en tenir et que sa résistance ne pouvait durer longtemps. » Cette divine hôtesse tchèque avait embrassé depuis plus de deux mois la religion Krishna. Cette confession d’origine indienne est plus intéressante qu’elle n’y paraît. Le vulgaire, souvent, dans les rues et les quartiers, observe cette sorte de témoins de Jehova orientaux à moitié rasés, perroquets vêtus de couleurs chaudes. La rencontre avec une adepte nous a permis d’en avoir un regard différent. C’est une religion dont la pratique est très exigeante sur beaucoup de points. Une grande vénération de la vie proscrit aux fidèles de manger un quelconque animal. Il en est de même pour les berceaux de la vie, comme les œufs ou les oignons. L’acte sexuel est réservé à la procréation par un rythme mensuel. Les excitants sont aussi écartés : alcool, tabac, café, thé, chocolat. Enfin, le lait délectable est vénéré, comme la vache, animal sacré par excellence en Inde. La divinité suprême est Krishna, beau dieu bleu, accompagné de Rama. L’espoir de se réincarner auprès de lui après cette mort incite ces religionnaires à s’incliner dans une grande piété qui leur fait débiter des chapelets pendant près de deux heures par jour. La grande prière se dit et se chante en sanskrit :

Hare Krishna
Hare Krishna
Krishna Krishna
Hare hare

Hare Rama
Hare Rama
Rama Rama
Hare hare



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Ustina & Litomicl mercredi 29. La sainte était tendre

Remi devait partir deux jours pour un stage. Il nous laissait donc aux bons soins de son amie Petra. Nous devions pour notre part aller à Litomicl à pieds le mercredi. Trente kilomètres et une petite montagne séparent Ustina de Litomicl. Arrivés dans cette belle ville historique, l’idée nous vint de préparer une soirée extraordinaire à notre hôtesse, « et ce dîner mi-sacré, mi-profane fut fixé pour le soir même. » Nous fîmes quelques préparatifs avant de retourner à Ustina.

Arrivés en même temps qu’elle, après quelques purifications corporelles, nous la tenons informée d'une éventuelle surprise. Rama se met aux fourneaux. Aux ordres de Petra dès qu’il est question d’ingrédients, il prépare un délicieux risotto selon les règles religieuse. Je profite du moment pour apprendre l’accompagnement de quelques cantiques à l’accordéon. Puis, dans un moment de discrétion, je m'enquiers de tous les accoutrements nécessaires pour nous travestir en messagers divins. Rama de son côté découvre de nombreux bijoux qui parfont notre allure indienne. Nous apparaissons devant la belle qui se laisse prendre au jeu. Je suis Krishna incarné et mon compagnon, le lecteur l’aura compris, Rama. Nous lui annonçons nos identités et la raison de notre venu : Nous venons mettre à l’épreuve tes pratiques et l’avancement de ton initiation à notre belle religion. Nous avons besoin pour cela de pratiquer un premier rite : la dépose des marques et la coloration de Krishna. Entendu, reprit-elle dans sa langue, je suis à votre service et c’est pour moi un grand honneur que de mettre en pratique mes humbles acquis ! Sa mine ravie et confiante nous réjouissait. Elle commença par s’habiller en conséquence d’un beau sari jaune et orange qu’elle n’avais mis que très rarement, et devant aucun homme. Elle se mit en quatre pour apposer les sept marques sur mon corps, une grande sur le front et sur l’épaule gauche, un point sur le nez, la gorge, le dos, les hanches, le tout avec de la terre du Gange, fleuve sacré. Je m’empresse de pratiquer ce doux rituel sur elle, puis elle s’occupe de Rama. Nous l’invitons ensuite à me recouvrir intégralement de peinture bleue. Malgré le risible de la situation et de mon aspect, tout le monde restait dans une attitude hiératique et respectueuse. Nous prîmes religieusement notre dîner en laissant toujours un plat pour la divinité suprême. Les mets étaient succulents, les conversations délicieuses, le jeu profond. Nous la mîmes à l’épreuve sur beaucoup de questions relatives à sa foi et à ses avancées théologiques. « Une singularité ridicule me comblait de joie : c’était l’idée de paraître célèbre en théologie dans un siècle où la raison et la philosophie avaient si justement décrié cette science. » Nous jouions les avocats du diable. Sa science était solide, mais nous en sentions encore des faiblesses. Loin d’en profiter pour lui saper ses saintes convictions, nous lui désignions les points de dogme qu’il fallait approfondir. Après plus de deux heures de douces polémiques, l’improvisation nous indiqua le moment de nous rendre au temple.

Nous allâmes sur le champ dans sa chambre ou elle avait installé sur un tapis une petite console qui lui faisait office d’autel. Les Mânes et les Pénates de Pétra étaient représentés par des photos de sages et quelques ouvrages sacrés. Nous nous installâmes sur le tapis pour commencer les médiations. Nul ne peut entrer ni sortir de ce tapis sans un sésame rituel. C’est le début d’un long épisode sacré. Peu à peu, les lectures et les formules rituelles laissent place aux chants. Nous nous levons. Rama prend une percussion, j’endosse l’accordéon et Petra d’entonner les cantiques. Le génie de la danse s’empare de nos corps. Quelle scène ! Vêtus en anges indiens, la peau parfaitement bleue pour ma part, priant indistinctement en sanskrit, en tchèque, en français et en anglais, l’accordéon au ventre, enthousiasmés par des farandoles sacrées… Rare ceux qui reverront un tel miracle. Après quelques accalmies, Petra apporte un saint dessert quelle accompagne de suaves libations. Les discussions casuistiques reprennent de plus belle. Après quelques heures, nous terminons le rituel. Je vais dans la baignoire quitter ma pigmentation. Je demande le soutien d'une main pour certaines parties inaccessibles, et j'ai ensuite pu retourner ce service avec autant de douceur que je l'avais reçu. Nous avions alors choisi de dormir tous ensemble. Il fallait encore convaincre notre nymphe, qui s’en laissa persuader, suite à une ruse à notre façon. La nuit fut douce car la sainte était tendre.


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Usti, jeudi 30 8bre, la crise qui couronne l’œuvre

L’éveil fut différent, car après s’être délicatement entretenue avec mon acolyte pour préparer ses adieux, Petra vint me voir pour les mêmes motifs, mais j’en pris plus de plaisir car nos bouches s’unirent dans une fièvre qui ne put s’interrompre que par le son d’une énorme cloche. Elle disparu précipitamment pour ménager son retard. J’étais enivré de bonheur. « Il y a dans l’air de la chambre à coucher de la femme qu’on aime quelque chose de si intime, un air si balsamique, des émanations si voluptueuses, qu’un amant obligé d’opter entre le ciel et ce lieu de délices ne balancerait pas un instant dans son choix. » Nous passâmes la journée à ne parler que de la nuit passée et de celle à venir. Nous devions partir le jour suivant. Nous apprêtions nos effets quand elle revint de son service. Nous étions persuadés l’un comme l’autre que notre belle trinité de la veille était parfaitement harmonieuse. Or un détail nous incitait à la prudence : nous ne savions pas si Rémi était, ou non, épris secrètement de sa belle voisine de chambre. Nous hésitions sur ce point, toujours enclins à ne pas entreprendre d’indélicatesse. Je surprenais mon compagnon en train de parler à Petra : « Quoique très vigoureux, ajouta-t-il, dans l’action amoureuse, il a une peine infinie à se procurer la crise qui couronne l’œuvre, et quand la malheureuse qu’il inonde de volupté à force de l’irriter a le malheur de ne pouvoir cacher son extase, elle court le risque d’être étranglée par cette âme féroce, tant il est jaloux du bonheur d’autrui. » N’ayant l’air de sans soucier de ces mystérieux propos, notre pieuse amie nous invita à l’accompagner aux thermes d’Ustina. Les eaux de cette contrée sont légèrement salées et à température idéale pour se baigner. Nous essayons le toboggan, le grand bassin, les saunas, les bains à remous. Je jouissais de ces moments d’intimité pour badiner avec Petra et lui voler quelques baisers qu’elle ne distribuait que très doucement. Nous nagions dans un intense bonheur.

Rémi nous avait donné rendez-vous au même bouge où il avait chanté le jour de notre arrivée. Il était là avec Horda et d’autres charmants amis. Il nous raconte son périple et en vient à nous parler de Petra. Je bénis qui s’unira a elle, car ce sera une personne comblée, disait-il en référence à son expérience de vie avec elle. Celui-ci à ma droite la désire depuis longtemps, celui-là l’aime mais n’a pas réussit à conquérir son cœur. Il est pourtant très beau, contestais-je étonné. Certainement, repris Rémi, mais Petra reste seule ! Le mystère notre belle amie ajoutait à notre bonheur. Nous dînâmes tous ensemble puis Petra partit rattraper ses prières. Elle ne me dit au revoir que par un regard prometteur. J’en fus fort bouleversé. Enfin Rémi nous montra quelques reportages concernant ses activités riches et variées. Puis, un film assez médiocre assoupit tout le monde sauf moi ; j’ai toujours l’affreuse patience d’attendre la fin des représentations artistiques, même des plus minables. Le sommeil des uns et des autres me permit de pénétrer les inspirations de mon cœur. Je raccompagnais mon compagnon jusqu’à sa banquette, où nous discutions encore quelques instants. Je concluais par un nouvel élan à l’attention de Petra. Surgissant l’un après l’autre sous son baldaquin, nous lui renouvelons les caresses de la veille auxquelles elle répondait avec plus d’entrain. Toutefois, quand nous commencions à nous échauffer, la belle nous fit comprendre qu’elle avait fait un choix. Je fus l’heureux élu. Nous jouîmes des heures qui restaient en sacrifiant sur un temple plus savoureux que celui de la veille. Le bonheur extrême que nous goûtions était sans doute unique, et nous y mettions toute notre foi à l’élever au pinacle. Nous savions que le lendemain serait un adieu. Cet évènement ajoutait encore l’ardeur de nos effusions de tendresse. Elle partit pleine de tristesse pour son labeur quotidien, et nous partagions nos derniers baisers dans les pleurs.


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