Budapest, Vienne, Brno, Usti nad Orlici, samedi 25

Nous sympathisons dans le bus avec une hongroise germanophile. À Vienne, nous nous procurons cavalièrement un billet de train à la Südbahnhof. La caissière émue nous délivre un certificat étrange. Nous reprenons un sac chez Marlene et Julia. Tout sourire, nous leur offrons un peu de Stürm. Nous courrons, sautons dans le train pour Brünn, capitale de la Moravie appelée Brno en Tchèque. Nous mangeons un peu. À la gare de Brno, nous nous apercevons d’une supercherie. Nous avions demandé un billet à Vienne, mais la guichetière de Südbahnhof s’était trompée dans son étourderie. Elle ne nous avait vendu que les deux tiers du voyage : il nous manquait la liaison Brno-Ceska Trebova. La moutarde monte au nez. Dans l’urgence, nous sautons malgré tout dans le train pour Usti, notre destination finale. Un contrôleur bourru, n’entendant rien d’autre que le son des couronnes tchèques nous somme de payer la différence que n’a jamais voulu nous encaisser la Viennoise. Un voisin de wagon, bien aimable, nous traduit tout. Nous n’avons évidemment aucune monnaie du pays, étant partis le matin même de Budapest, et ayant pris nos billets en urgence en Autriche. Pour couper court aux discussions, ce jeune Jan, magnanime, nous fait cadeau de la différence. Je lui répondais ainsi : « J’aurais, en effet, mon digne marquis, refusé la somme en question ; mais je l’accepte de vous comme un témoignage de votre amitié. Cette action met à nu votre belle âme, et un refus de ma part serait un orgueil mal placé, puisque je ne suis pas riche. » Nous le remercions du fond du cœur en lui promettant de l’inviter lorsque nous le retrouverons à Prague. Je garde encore cette dette et je doute fort la tenir un jour. Mon compère était encore à discuter avec ce garçon quand nous arrivons à la gare d’Usti nad Orlici. Le train ne s’arrêtant que quelques instants, je le presse de me suivre dans le couloir pour sortir. Les usagers étaient déjà montés. Je dois braver impoliment trois gros papas. Je les percute avec mon sac énorme dans ce couloir si étroit du wagon en train de repartir. J’entraîne à ma suite mon galeux. Je force l’issue fermée. Je vois encore un bout de quai. Je saute. Je prends l’ami par la main. Il saute aussi. Quel spectacle ! Nous disparaissons rapidement car le train s’était arrêté et toute la foule de la gare nous observait ébahie. Nous revêtons nos costumes au bord de l’Orlici. Nous voilà arrivés à bon port.

Nous étions au bord de cette rivière dont les eaux montent vers la mer baltique quand Rémi vint nous trouver. Il fut d’abord surprit de nos accoutrements, mais après lui avoir présenté mon coéquipier, nous nous embrassâmes dans la joie des retrouvailles. Il se fit un plaisir à nous présenter auprès de son groupe de musique, notamment Petre le bassiste, auprès de l’être qu’il chérissait et qu’il chérit sans doute encore, et auprès de Petra la superbe. Quand nous entrâmes dans la chambre de Petra, elle était avec sa sœur au milieu de la pièce. « Toute les deux endormies sur le dos, toutes les deux jolies et animées par des roses qui souvent brillent sur les joues d’une jeune fille ou d’un jeune garçon que quand il dort. La couverture laissait voir les poitrines des deux tendrons. » Ces créatures sereines vinrent nous saluer avec le sourire, un peu étonnées de notre apparence. Cette scène, aussi banale qu’elle puisse paraître, me bouleversa. Le regard complice et ébahi de mon ami me signifia nous partagions le même sentiment. Cette brillante compagnie nous laissa le soin de faire notre toilette avant de nous rendre sur les lieux du concert.

Arrivés dans la salle, nous prîmes un rafraichissement avant de sympathiser avec tous les amis de Rémi. Il me présentait comme son bratr et j’étais fier de cette appellation fraternelle qui témoignait de son amitié et de sa confiance. Pour répondre à l’excitation de Petre, nous entreprîmes à tour de rôle quelques exercices de fouet au milieu du bar, découpant avec la corde quelques billets tenus dans la main de l’autre. Les claquements de fouets du spectacle que nous leur avions concocté entraînaient les claquements de mains de notre public tchèque. Nous ne pûmes nous empêcher de rire et d’entretenir la gaîté de notre entourage quand nous apprîmes à dire fouet en tchèque. Nous savions sa traduction dans beaucoup de langues du fait de notre activité vagabonde : latigo en espagnol, frusta en italien, peitsche en allemand, whip en anglais, ostor en hongrois… et en tchèque : biš prononcé bitch. Les sous-entendus, bien entendu, fusaient. Par bonheur, l’heure du concert avait sonné. Le lecteur imaginera la scène, avec les deux aventuriers en costume Louis XV qui entraînent une foule de punks à danser menuets et pogos.

Le concert de Pitocha ouvrait la soirée. C’est le groupe dont Rémi était la star. Comme lui-même le dit très bien : « Je ne suis pas chanteur. Mais je chante ! ». Ce ne sont pas ses talents lyriques qui le font monter sur scène et qui lui assurent sa gloire, mais bien plus sa fougue, son talent extraordinaire charismatique, sa manière de soulever son auditoire. J’aime quand ces génies font de la musique, ils y sont moins redoutables qu’en politique. Quel artiste, dirait Jorge ! Il chante en français, en tchèque, en anglais. Il travaille des styles variés : ragga, hard, disco et… comptines qu’il aménage à sa sauce. L’assistance danse, chante avec lui les airs étonnants. Il joue avec eux. Connaissez vous le fameux refrain bourguignon :

Buvons un coup ma serpette est partie mais le manche, mais le manche...
Buvons un coup ma serpette est partie, mais le manche est revenu.
Bavaz a ca ma sarpat a parta, ma la macha, ma la macha...
Bavaz a ca ma sarpat a parta, ma la mach a ravana.
Buvuz u cu mu surput u purtu, mu lu muchu, mu lu muchu...
Buvuz u cu mu surput u purtu, mu lu much u ruvunu.
&c.

La deuxième star du groupe, c’est Petra qui chante, fait les chœurs, joue du violon et des percussions. Elle inonde la foule d’une aura particulière, et sa voix transcende l’atmosphère. Ensuite, l’équipe est particulièrement bonne, avec Petre à la basse, un très bon batteur, un didgeridoo, une guitare, et deux danseuses. Tous sont costumés, bigarrés et regorgent de gags délirants qui transportent la foule. Un moment superbe, plein de créations et d’idées très riches. Nous fûmes très touchés des dédicaces que nous lançait Rémi pendant ce beau concert.

Cette soirée-là, Linda, un être qui avait longtemps rempli Rémi de bonheur, était-là. Je l’avais déjà rencontré dans un chalet alpin quelques années auparavant. Elle vint me saluer très amicalement, s’entretenir de ma santé et de mes affaires courantes. Je ne l’ai plus revue depuis. Une fine équipe m’abordait encore pour jouer au baby-foot. L’une d’elle, aussi vive qu’extravagante, vint m’apprendre quelques mots inconvenants dans sa langue natale. Le seul dont je me souvienne encore est cunda. La convenance m’ordonne de laisser au lecteur curieux le soin de chercher la traduction de ce petit substantif. Je dansais ensuite avec Petra et sa sœur. Puis, au cœur de la meute, je trouvais Rémi et Horda, plus hardis dans leurs mouvements. Nous avions pris le soin de nous changer entre temps. Heureuse prévoyance, car je fus aspergé des boissons. Enfin, je fis la rencontre d’Eva, sans doute la seule Tchèque d’Usti parlant français. Cette belle étudiante de Prague venait rendre visite à son aïeule. De taille moyenne, cette brune était légère et souriante. Après avoir badiné toute la soirée, elle nous suivit dans un dernier caboulot « M’étant approché pour lui souhaiter le bonsoir, elle m’embrassa avec tant de reconnaissance que je sentis que l’heure du berger avait sonné pour moi. Lecteur, je vous ferai grâce du reste. Je fus heureux et je pus m’assurer que son bonheur ne le cédait pas au mien. » Mon ami y prit un chocolat, à la grande surprise de Rémi. Chacun évalue à sa manière les frontières entre les convenances et l’extravagance. Mais, l’extravagance est une chaîne plus difficile à tenir que la chaîne des convenances, car on la traîne souvent seul. Heureusement pour les originaux, dont peut-être certains d’entre vous faites partie, la vie sourit dès que vous trouvez une personne pour vous accompagner dans vos excentricités. Eva nous suivit jusque dans le lit que Rémi m’avait laissé. « Nous passâmes trois heures ensemble à nous tromper par mille folies délicieuses bien propres à nous enflammer, malgré les libations réciproques et réitérées que nous nous fîmes. » C’est ainsi, dans tant de douceur, que se terminait dimanche à l’aube une journée qui avait commencée un vendredi matin en Hongrie. La vie vous réserve des journées si intenses que le soleil se couche et se lève plusieurs fois sur notre planète avant que vous n’ayez pu caresser votre oreiller.


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T.II p. 257

1 commentaire:

  1. Combien de roses faut-il manger pour avoir de jolies joues rosées ?

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